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Chapitre 5

moderne LA CUISINE JAPONAISE

La créativité maintient vivantes les traditions vénérables.

Auteurs du chapitre

JEFFREY S. KINGSTON

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JEFFREY S. KINGSTON
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moderne LA CUISINE JAPONAISE
Numéro 17 Chapitre 5

Kyoto. Une des villes les plus antiques du Japon et sa capitale impériale durant plus d’un millénaire. L’ancien centre non seulement du gouvernement, mais de la philosophie et des arts et, bien sûr, le berceau de la cuisine la plus raffinée et élaborée du Japon appelée kaiseki. Un repas kaiseki typique offre une progression de mets raffinés, certains diraient « frugaux », reflétant le meilleur de la saison, et une succession établie de méthodes de cuisson, le tout présenté de façon spectaculaire et artistique sur différents plats pour chaque préparation. De par ses origines tirées de l’honzenryōri de la cour impériale, du shojin-ryōri des monastères bouddhistes zen qui foisonnent à Kyoto et des anciennes cérémonies du thé, le kaiseki est conservé et célébré à Kyoto comme nulle part ailleurs avec une précision extraordinaire dans les présentations, rituels et méthodes de préparation. Le kaiseki de Kyoto se caractérise par le lien unique intime entre ses institutions (ou « restaurants », un terme bien trop faible dans ce cas de figure) et par un passé depuis lequel les recettes précieuses ont volé de génération en génération au sein des familles pour être retransmises jusqu’à nos jours. Ses fidèles adeptes connaissent les notes et les rythmes du kaiseki d’autrefois et les propagent en douceur. Pourtant à Kyoto, il souffle une brise fraîche de changement. Deux de ses hauts lieux les plus vénérés et primés, le Hyotei, dirigé par sa quinzième génération, et le Miyamasou, par sa quatrième génération, se sont lancés sur de nouveaux chemins introduisant des touches de modernité dans les formules anciennes. Sans rupture ni révolution, les deux ont découvert des interprétations innovantes qui, d’une part, font honneur à leurs patrimoines et, d’autre part, les maintiennent vivantes avec des rebondissements subtils par rapport aux vieilles règles et dictats.

Le terme kaiseki dérive de deux mots, kai qui signifie « poitrine » et seki qui signifie « pierre », et fait référence à la coutume des moines qui portaient des pierres chaudes dans leurs vêtements pour éviter les crampes d’estomac. Petit à petit, le sens a évolué afin de désigner un repas léger. La relation avec le thé s’est faite avec le développement de la cérémonie du thé par Sen no Rikyū dans les années 1500. Le puissant thé vert matcha, l’élément central de la cérémonie, était naturellement très fortement caféiné, si bien que le boire sur un estomac vide pouvait causer un malaise. La réaction de Rikyū fut d’introduire des aliments dans le cadre de la cérémonie. À l’origine, les offres de plats étaient simples : une soupe miso, trois garnitures et du riz. Peu à peu, la nourriture accompagnant la cérémonie devint beaucoup plus abondante et élaborée. Aujourd’hui, deux branches principales ressortent de cette histoire, le cha-kaiseki, qui reprend la cérémonie du thé classique, et le style de restaurant kaiseki. Le Hyotei et le Miyamasou proposent tous deux des kaiseki, bien que le cha prospère encore au Hyotei.

Passé le portail, un sentier mène à l’univers magique du Hyotei.

Passé le portail, un sentier mène à l’univers magique du Hyotei.

Le Hyotei est le plus ancien des deux. Sa bâtisse d’apparence modeste, avec ses longs murs de bambou jaune, son toit japonais style bardeau et son entrée discrète, est située au cœur de la ville, à égale distance du sanctuaire Heian (Heian était le nom de la ville antique) et du célèbre jardin zen de Nanzen-ji.

Une fois passé le portail, les clients entrent dans un monde magique, comme un continent retiré de la ville, avec des ruisseaux au courant doux remplis de carpes, des monticules couverts de mousse luxuriante et des plantations denses d’arbres, de bambou et d’arbustes ressemblant à une forêt tropicale, mais trop précisément organisée et taillée pour rappeler la jungle. Divers chemins ondulent à travers le jardin menant à des bungalows séparés qui servent de salles à manger privées individuelles. L’un des bungalows avec un toit de chaume — ayant survécu aux vagues d’incendies dévastateurs qui ont balayé périodiquement Kyoto — remonte à plus de 400 ans. Tous les bungalows avec leurs futons tatamis et leurs parois coulissantes shōji offrent une vue paisible sur le jardin. Certains, pour procurer un plus grand confort aux hôtes occidentaux, sont équipés d’ouvertures pour les pieds, de sorte que les invités ne s’assoient pas jambes croisées devant les traditionnelles tables basses laquées où sont servis les mets.

Aujourd’hui, le Hyotei est entre les mains fermes du Chef Yoshihiro Takahashi qui a repris la cuisine de son père depuis deux ans. Cependant, cela ne signifie pas que Takahashi senior (Eiichi) s’est retiré de la scène. Il fréquente encore la cuisine pour observer et tester chaque nouvelle recette développée par son fils. Deux rebondissements inhabituels ont rythmé le parcours du Chef Takahashi avant qu’il ne reprenne la gestion paternelle. Même si en France, il est de coutume et dans la norme pour un père de former son fils à se préparer à assurer sa succession (exemples : Marc Haeberlin de l’Auberge de l’Ill par son père Paul et Michel Troisgros par son père Pierre, formant actuellement son fils César), cette façon de procéder n’est pas usuelle à Kyoto. À la place de cela, la relève est assurée au travers d’un réseau par une expérience acquise dans un autre restaurant, organisée par les membres de l’ensemble de la corporation. L’apprentissage du Chef Takahashi s’est pratiquée dans la cuisine de Tsuruko à Kanazawa, puis sous l’aile de son collègue de Kyoto, le Chef Yoshihiro Murata du célèbre ryōtei Kikunoi. Une intéressante intercommunication de style dans cette orchestration, puisque le Chef Murata avait eu pour tuteur le père de Yoshihiro Takahashi. Ainsi naquirent des liens étroits, de sorte que le Chef Murata rend fréquemment visite à son ancien élève pour échanger des idées et cuisiner.

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Le Hyotei défend avec ferveur la TRADITION DE KYOTO revitalisée par de nouvelles innovations.

Le Chef Takahashi est farouchement dévoué aux traditions des kaiseki de Kyoto, tout en gardant les yeux ouverts sur le monde extérieur. Il a accepté d’apporter dans sa cuisine un agencement moderne tels les fours à vapeur à convection, les cellules de refroidissement et de congélation rapide ainsi que les applications sous-vide. Même s’il voit ces nouveaux dispositifs comme utiles pour améliorer et moderniser les préparations, il reste ferme sur le fait que jamais ils ne pourront remplacer la grillade classique avec le binchōtan traditionnel (parfois appelé « charbon blanc »). Mais ses innovations vont bien au-delà des installations, étant donné qu’il travaille avec de nouveaux ingrédients, certains d’entre eux pour le dashi qui se trouve au cœur même du kaiseki. Dashi est à la cuisine japonaise ce que les sauces sont à la cuisine française. Il s’agit d’un bouillon chaud à base de kombu (une algue spéciale) et de flocons de bonito (thon séché). Les proportions peuvent varier, incluant des ingrédients tels que le soja, le sucre, le mirin, le gingembre ou le saké. La base du kombu, cependant, est incontournable. Non seulement le dashi est omniprésent, mais il est un élément essentiel pour accompagner les mets d’umami. L’umami peut être comparé aux goûts salés ou juteux et fait souvent référence à la cinquième saveur fondamentale que nous percevons dans les aliments ; les autres étant le salé, la douceur, l’acidité et l’amer. L’umami fait partie intégrante des plats kaiseki et le dashi est l’une des clés pour y parvenir.

Le Chef Takahashi a développé de nouvelles approches pour son dashi. À la place de la recette kombu-bonito, il a créé un dashi de tomate. Pas uniquement une variété, mais plusieurs, en fonction de la façon dont la tomate est apprêtée (roussie, grillée, simplement en purée, etc.). Un exemple, sa nouvelle recette de poulpe. D’abord, il prépare son dashi de tomate, puis blanchit brièvement le poulpe trois fois dans le liquide, ce qui permet à la chair de reposer succinctement entre les immersions. Au moment de le servir, il intègre une pointe de prune aigre qui ajoute une explosion de saveur au mets. En hiver, il donne à son dashi une allure différente. À la place de la tomate d’été, le dashi est basé sur des peaux de racines légumineuses séchées au soleil.

Bien sûr, la question se pose d’elle-même. Le Hyotei peut se targuer d’une vénération inégalée de la part de sa clientèle. Ainsi, comment présenter ces innovations à ceux qui ont baigné dans les longues traditions de la maison ? La réponse du Chef Takahashi est « avec précaution ». À certaines occasions, un plat avec deux dashis est servi, le traditionnel et un nouveau, de sorte que le convive puisse choisir entre le coutumier et le novateur. Un exemple : un récent repas offrait un plat de sashimi de hamo (un poisson blanc et léger, presque comme un nuage, que l’on peut savourer en juillet) et du vivaneau, habilement coupé en tranches selon une technique appelée ikejime qui préserve sa texture, accompagné de deux sauces, une au soja traditionnelle et une nouvelle à la tomate (grillée à 120 degrés Celsius), au yuzu (un agrume) et au soja blanc. Certes, le soja classique était satisfaisant, mais la tomate apportait de nouvelles dimensions de brillance et d’émotion aux deux sashimis. À d’autres reprises, il arrive que le Chef Takahashi fasse tester un nouveau plat à ses hôtes les plus fidèles pour jauger leurs réactions.

Le Chef Yoshihiro Takahashi.

Le Chef Yoshihiro Takahashi.

Le célèbre œuf Hyotei avec de la figue, de l’anguille et des sushis.

Le célèbre œuf Hyotei avec de la figue, de l’anguille et des sushis.

L’ŒUF HYOTEI : un portrait minimaliste d’un œuf idéalisé.

Avec ces rafraîchissements et ces accents nouveaux, le Chef Takahashi est strict sur un point : il ne prétend pas vouloir bouleverser le kaiseki de Kyoto. Au contraire, il considère ses innovations comme la clé importante pour garder la tradition vivante. Il est résolument décidé à conserver l’essence et les valeurs de cette cuisine vénérée : sa progression de plats avec différentes méthodes de cuisson (crue, cuite à la vapeur, frite, grillée, mijotée) ; ses liens indéfectibles à la quête de la perfection des ingrédients de saison ; son austérité minimaliste qui se passe des fioritures qui détournent l’attention portée à l’essence des éléments de base ; son art et sa poésie dans la façon de présenter les mets dans des bols et des assiettes spécialement choisis.

Durant le repas, la fidélité à la tradition se hissa de manière évidente dans un plat mariant œuf, sushi, figue, poulpe, anguille et uni (oursin). S’il est un seul plat qui fasse immédiatement allusion au Hyotei, c’est bien l’œuf. Sa description est simple, banale en fait, et apparemment indécente pour un temple de la haute gastronomie : il se compose d’un œuf dur, coupé en deux, présenté avec son jaune vers le haut. Sans sauce. Sans fioritures. Sans exécutions de cuisson pointues tel le fumage. Juste l’œuf dans toute sa splendeur. Ce qui rend le Hyotei spécial et lui permet de conserver son rang privilégié lorsqu’on le cite, c’est sa perfection absolue. Le jaune d’œuf est à peine saisi et garde sa texture exquise ; le blanc reste parfaitement solide ; l’extérieur est poli sans la moindre tache. Et, pour couronner le tout, la coupe est improbable, miraculeusement, il n’y a pas la moindre trace du jaune dans le blanc ou inversement. Tel est le portrait minimaliste comestible d’un œuf idéalisé. Le sushi de vivaneau rouge, appelé chimaki, nous fut présenté dans le style particulier propre au Festival de Gion de Kyoto qui se déroule en juillet. Le riz et le poisson furent apprêtés dans un cône mince, enveloppés dans une feuille de bambou et adroitement attachés avec du jonc. Nous eûmes droit à l’art de la présentation et aussi au divertissement à déballer un paquet. Quant à la figue, elle réussit à s’imposer dans un nouveau territoire. En général, les figues sont poêlées avec une couche de galette de riz. Le Hyotei a amélioré la recette traditionnelle en substituant pour le revêtement la fine farine de sésame. Le poulpe s’avéra inhabituel et, au lieu des tentacules, les bébés poulpes furent recouverts de miso blanc. La partie grillée du plat fut de l’anguille de mer enroulée autour de salsifis avec une touche gigantesque d’unami fumé. En guise d’accompagnement, une tasse de verre fut servie, décrite au mieux comme un parfait glacé japonais avec des strates de poivron rouge et une purée de tofu garnie d’uni onctueux ainsi que de la gelée de soja. L’uni avec sa gelée ressemblait à un oreiller doux enveloppé dans le velours de la crème de tofu. Chaque bouchée savourée fut rythmée avec surprise par un peu de poivre croustillant. Un chef-d’œuvre.

L’essence du KAISEKI se lie aux PARFAITS INGRÉDIENTS DE SAISON.

Le plat grillé principal, le loup de mer. Le Chef Takahashi, cependant, a affiné sa préparation. Au lieu de griller tout simplement le poisson, il l’arrose d’abord à haute température, une technique chinoise adoptée par son père. Le processus est compliqué, car il l’imbibe plusieurs fois, ce qui permet au poisson de se reposer entre deux. Il pense que les périodes de répit lui permettent de conserver plus d’humidité. Les nuances proviennent du shiso (une herbe japonaise que l’on pourrait assimiler au croisement entre le basilic et la menthe douce), du citron vert, du vinaigre et du gingembre. Le mariage fut brillant, le poisson offrant une peau parfaitement croustillante et une chair tendre et onctueuse, le tout recouvert par l’éclat du mélange citronné.

Un repas kaiseki classique comprend toujours un plat mijoté à feux doux et, à cette occasion, conçu avec de l’ormeau, un tempura d’aubergines Kamo (une variété locale de Kyoto, de forme ronde) et les piments shishito avec un dashi léger et traditionnel d’une élégance raffinée.

Les desserts d’un repas kaiseki doivent être légers et tel fut le cas lors de ce repas estival : de succulentes tranches douces de mangue, de pêche blanche et de melon entourées d’une gelée éthérée au kirsch… une réelle innovation. Mais un dessert cha-kaiseki va plus loin et s’accompagne des rituels de la cérémonie du thé japonais. Ainsi, à table, un bol étincelant de matcha mousseuse fut présenté dans un superbe récipient laqué et servi par une dame vêtue d’un kimono qui, entre ses mains, le retourna avec grâce. Ensuite, l’assemblée fut invitée à donner trois petits tours supplémentaires au récipient pour dévoiler au regard l’œuvre d’art sur son côté. En guise de touche finale, une préparation à l’eau douce, une spécialité de Kyoto propre à l’été, fut offerte. Pour terminer la cérémonie, la mère du chef fit son entrée pour saluer les convives personnellement.

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Hamon.

Hamon.

Le Miyamasou se situe au nord de Kyoto à une heure et demie de voiture par une route ancienne qui serpente sur les flancs de la montagne où, à divers endroits, un seul véhicule peut passer à la fois. Pas une seule barrière ne sépare le ryokan du monde extérieur, sa situation assure l’intimité à perte de vue et garantit que rien ne viendra interférer entre ses chambres et la forêt tropicale environnante. Si vous nourrissez l’image d’un Japon associé à des foules urbaines, elle volera en éclats à cause de l’éloignement du Miyamasou, de la tranquillité apaisante et de l’isolement. Son intégration dans la forêt dense et le ruisseau qui coule près des chambres donnent l’impression qu’un sort magique a été jeté. De surcroît, faute de réseau, la tentation de plonger dans les petits écrans que nous emmenons disparaît.

Le Miyamasou est un ryokan familial présidé par le Chef Hisato Nakahigashi et son épouse. Il est dans la famille depuis 110 ans. Bien qu’une grande partie de la philosophie de la cuisine du Chef Nakahigashi ait été transmise par son père, en accord avec les conventions japonaises, sa formation l’a emmené loin du Miyamasou. Avant de travailler dans une autre cuisine japonaise, il se rendit en France. Cependant, plutôt que de faire un stage en tant qu’apprenti derrière les fourneaux, il choisit d’être serveur. Il voulait apprendre comment les clients vivaient la relation avec leurs repas et souhaitait faire l’expérience du restaurant. Ce qui l’amena à Paris et enfin à Eugénieles-Bains avec le Chef trois étoiles Michel Guérard. C’est seulement après son retour au Japon, qu’il se forma à une cuisine japonaise, à Tsuruko dans la préfecture d’Ishikawa (partie occidentale du Japon). Malheureusement, son retour au Miyamasou se fit après le décès de son père.

L’une des caractéristiques du kaiseki est son attachement inébranlable aux meilleurs ingrédients locaux. Mais qu’entend-on par « local » ? Le Miyamasou prend les choses à l’extrême. Pour le Chef Nakahigashi, « local » signifie la recherche d’ingrédients dans les environs sauvages entourant le ryokan. Ainsi, par exemple, tous les poissons servis proviennent des eaux douces des montagnes, car la mer, bien qu’elle ne soit pas très éloignée de Kyoto, n’est pas vraiment « locale ». De même, ses légumes sont issus des parcelles adjacentes. Mais là aussi, il est exigeant dans ses choix. Non seulement il cherche des légumes qui croissent aux alentours, mais il favorise ceux qui poussent de manière sauvage plutôt que ceux qui doivent être cultivés. Sa seule ingérence dans ses jardins naturels est la construction de clôtures pour protéger les plantes des animaux sauvages. En dehors de cela, il veut que leur croissance soit naturelle et non manipulée. Et quelle différence perçoit-il ? Il est persuadé que les plantes expriment des dimensions uniques lorsqu’elles sont en concurrence avec d’autres plantes.

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Le Chef Hisato Nakahigashi.

Le Chef Hisato Nakahigashi.

Les LÉGUMES sont les STARS du Miyamasou.

Pour le Chef Nakahigashi, il ne s’agit pas uniquement d’intégrer aux mets le naturel à l’état pur et sans manipulation, mais aussi d’étudier les cycles, comment les plantes vivent et quand elles prospèrent, pour ensuite être davantage en mesure de comprendre de quelle façon les incorporer dans sa cuisine. « Local » et « sauvage » sont également les caractéristiques de la saison de la chasse, à l’instar des viandes proposées au Miyamasou — ours, cerfs, sangliers —, qui viennent des montagnes avoisinantes.

Ce dévouement à la quête de nourriture dans ses « jardins » métamorphose les légumes en ingrédients vedettes de la cuisine de Nakahigashi. Exemple : la préparation du bœuf wagyu (ou de Kobe). D’ordinaire, pour concevoir un plat de viande, les cuisiniers commencent par la viande avant de se tourner vers les accompagnements et la méthode de cuisson. Le Chef Nakahigashi a entamé sa création avec une feuille. Une feuille de kuzu, d’un arbre qui pousse sur la propriété pour être plus précis. Il voulait trouver un moyen de faire cuire quelque chose enveloppé dans le kuzu qui en absorberait le parfum.

Alors que certains pourraient le considérer comme un plat de bœuf, en fait, c’est un plat de feuille. Trois années ont été consacrées à perfectionner la préparation. Le wagyu, onctueux et gras à souhait, est mariné pendant trois jours dans un mélange de miso, de mirin et de soja. Il est ensuite enveloppé dans la feuille de kuzu et garni de fleurs sansho (une sorte de piment japonais) et cuit lentement à la température très basse et précise de 43 degrés. Le résultat est triomphal. La graisse absorbe la marinade, se transforme totalement en une texture et une saveur qui ressemble à une pièce de foie gras avec, en contraste, les notes de la feuille et du piment.

Le bœuf wagyu dans ses feuilles de kuzu.

Le bœuf wagyu dans ses feuilles de kuzu.

Le plat hassun.

Le plat hassun.

Un sashimi de carpe servi sur glace.

Un sashimi de carpe servi sur glace.

Le Miyamasou utilise des LÉGUMES qui CROISSENT DE MANIÈRE SAUVAGE dans ses jardins.

Dans un repas kaiseki, la tradition veut que l’on ait un second plat, nommé hassun, pour établir le thème de la saison. L’interprétation du Miyamasou fut un pot-pourri traduit dans un panier avec des herbes de la montagne ; concombre, shiitake et herbes locales assaisonnés au tofu ; une branche de pousse de bambou teriyaki ; du konnyaku frit, parfois appelé « la langue du diable », recouvert d’une galette de riz ; une crevette avec de l’edamame ou fèves de soja recettes précieuses ; et un jaune d’œuf cuit. Tous furent excellents. Le concombre conserva tout son croquant, sans se délayer dans l’assaisonnement crémeux du tofu. Le bambou fut étonnamment délicat et tendre. Le point culminant, cependant, fut le jaune d’œuf. En fait, Nakahigashi marine le jaune pendant trois jours dans du miso lui donnant un aspect semblable au fromage gouda, tout en conservant la couleur rouge brillante de l’extérieur.

L’attention portée aux moindres détails, qui caractérise la cuisine japonaise, mais spécialement le kaiseki, explose dans sa magnificence avec le sashimi, la carpe de rivière sauvage. Elle est réputée pour sa chair ferme et presque moelleuse qui serait appauvrie par la plus petite erreur lors de la coupe en tranches, ou de la maîtrise de la température. Cette étape se fait à table. Habilement séparés, les morceaux furent soigneusement déposés sur la glace avant d’être servis dans une boîte en bois remplie d’encore plus de glace. Ce mets fut également dressé avec un carré de mousse de rivière, au goût plaisant, avec une fleur comestible et du wasabi fraîchement râpé.

Bien sûr, le Miyamasou offrit après le sashimi un plat de légumes, qui à cette occasion présentait des couleurs contrastées vives entre la tomate jaune, le piment rouge et les asperges sauvages de montagne, le tout accentué avec un délicat glaçage yuzu-miso. Chaque élément avait atteint son paroxysme saisonnier.

Durant une brève période de l’été, c’est la saison de l’ayu, un petit poisson de rivière de la région. Le Miyamasou maintient la tradition de griller le poisson sur du charbon de bois binchō-tan. Selon la méthode classique, le poisson est transpercé longitudinalement comme une brochette, son corps formant un S arrondi vertical pour veiller à ce que la cuisson se fasse sur toute sa longueur. L’ayu est consommé dans son intégralité, de la tête à la queue. Les différentes parties du corps dévoilent des saveurs uniques progressant avec une légère amertume de la tête s’adoucissant vers la queue. Une sauce vinaigrée aux herbes est servie à côté.

L’importance accordée par le Miyamasou aux légumes se manifesta ensuite par l’apparition d’un second plat, celui-ci axé sur l’aubergine et le concombre japonais d’eau douce. L’aubergine se cuit lentement au four jusqu’à ce que sa peau brûlée transmette les nuances fumées à la pulpe. Étant donné que l’aubergine et le concombre sont doux au goût, le Chef Nakahigashi revitalisa d’une main de maître la préparation en ajoutant une gelée classique à base d’algue kombu-bonitodashi et de kinome (une herbe piquante locale).

Les cornichons japonais font partie intégrante des balades gastronomiques kaiseki, et les restaurants de l’envergure du Miyamasou, bien sûr, créent les leurs. En effet, le Chef Nakahigashi dispose d’une cave permettant de saumurer, de mariner et de fermenter ses préparations. C’est d'une telle importance dans sa manière de cuisiner, qu’il a planifié d’en construire une encore plus grande l’année prochaine. La fraîcheur et la délicatesse des cornichons japonais sont introuvables sur les marchés locaux. Les cornichons japonais et un condiment aigre de prune furent servis conjointement avec du riz et un poisson mariné avec soin.

Naturellement, le paroxysme fut le dessert. La pièce centrale, une prune sauvage, avait mijoté dans du vin frémissant et fut servie avec du lait caillé aux pignons, enveloppée d’une gelée épurée et raffinée à la menthe. L’équilibre était parfait puisque le lait caillé aux pignons arrondissait les saveurs acidulées et radieuses de la prune.

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Préparation de l’ayu sur un gril bincho-tan.

Préparation de l’ayu sur un gril bincho-tan.

Quand on parle de l’évolution la plus traditionnelle de la cuisine japonaise, le sushi de Tokyo ne doit pas être négligé. Kyoto est connu pour son respect des origines culinaires ; il n’en est pas de même pour Tokyo. C’est une ville impulsive qui ne connaît pas de limites. Une statistique qui offre un aperçu de sa diversité : Tokyo abrite 300 000 restaurants. Pour apprécier la puissance de ce nombre, comparons avec New York qui en possède 30 000. Ainsi, si vous le souhaitez, et sans faire d’effort particulier, vous pouvez trouver n’importe quoi à Tokyo. Innovant. Avant-gardiste. Jamais essayé auparavant. Bon. Mauvais. Absurde. Il y a de tout. De manière très claire, rien que dans le quartier de Ginza, il existe plus de 300 restaurants de sushi !

Mais le sushi est différent. Il y a des règles, même à Tokyo. Néanmoins, dans ce contexte, l’innovation et la modernité émergent. C’est le cas du Sushi Tokami dans le Ginza.

Le Sushi Tokami a un point commun avec les meilleurs restaurants de sushi de Tokyo : il est minuscule. Son comptoir peut accueillir dix hôtes. Manger assis au bar est une règle générale adoptée à ce niveau de sophistication et permet d’observer la fabrication des sushis. La clientèle s’attend à un service personnalisé de la part du chef.

Le Sushi Tokami est dirigé par son propriétaire, le Chef Hiroyuki Sato. La trajectoire pour devenir un chef sushi n’est jamais courte et l’ascension du Chef Sato n’a pas fait exception. En fait, il a débuté en travaillant comme serveur avant qu’il ne réalise que, au Japon, les possibilités à long terme étaient limitées. Par hasard, son père tenait une échoppe de sushi, donnant à Sato un peu d’avance dans la compréhension de ce type d’activité. Il a commencé sa formation dans différents restaurants de sushi parmi lesquels le fameux Akizuki, à Shibuya à Tokyo, où il a passé six ans, son plus long séjour. Malgré son expérience de plusieurs années, il n’était toujours pas autorisé à servir les clients. Ce rôle étant réservé au master chef. Peu à peu, cependant, ce dernier permit à Sato de faire et de servir des sushis après la fermeture du restaurant en utilisant les restes de la soirée. Grâce aux critiques et aux commentaires de son chef après les heures de travail habituelles, Sato réussit à peaufiner et à perfectionner sa technique.

Le Chef Hiroyuki Sato.

Le Chef Hiroyuki Sato.

Le Chef Sato souligne que beaucoup prétendent que « tout le monde peut faire des sushis », mais il pense que le secret pour obtenir les meilleurs réside entre les mains habilement entraînées du chef. Les débutants se concentrent sur le poisson et, même si la sélection et le tranchage sont effectivement essentiels, les maîtres, eux, considèrent que l’attachement au riz et à son aspect élève le sushi au rang d’art. Le riz change tous les jours, car il réagit à son âge, à l’humidité et à la température. Quand le riz est récolté, il contient beaucoup d’eau. Peu à peu, il sèche. Le Chef Sato estime que, en général, il est meilleur après avoir atteint un an. Mais il n’y a pas un temps ni une formule établis. Il l’examine chaque jour. Sa préférence se tourne vers un hybride particulier et, précise-t-il, qui provient du nord du Japon, dans la préfecture de Yamagata. Le fournisseur est important non seulement pour assurer la qualité de la maturation, mais la précision du polissage. Le polissage doit être délicatement exécuté pour garantir que les grains ne se cassent pas.

Chaque matin, on peut croiser le Chef Sato au marché de poisson de Tsukiji dans le port de Tokyo. Il a développé une relation privilégiée avec les fournisseurs — l’une pour le thon, l’autre pour l’uni et une troisième pour les crustacés — qui préparent des caisses spéciales pour lui. De ces cageots, il fait ses propres sélections et choisit les crustacés qui correspondent le mieux à son style de riz. S’ajoute à la complexité de ses décisions la question du vieillissement. Beaucoup de passionnés ayant moins d’expérience que lui pensent que le sushi doit être servi le plus tôt possible après avoir été attrapé. Cela n’est pas toujours vrai. Certaines parties du thon passent par une maturation d’une semaine sous l’œil attentif du chef qui détermine quand le moment est parfait. L’algue kombu suscite une attention spéciale et le Chef Sato apporte à chaque préparation sa propre philosophie. Il préfère le kombu qui a vieilli durant cinq ans. Ce qui lui permet d’obtenir un umami particulièrement savoureux.

La règle à Tokyo dans l’univers des sushis est d’intégrer du vinaigre blanc dans le riz. Au Sushi Tokami, on utilise le vinaigre rouge, obtenu à partir du marc de saké, ainsi que du poisson, choisi de sorte qu’il s’associe avec l’umami, alors sublimé, car résultant de cet écart par rapport à la règle habituelle. Ainsi, le riz n’acquiert pas uniquement des notes aux saveurs différentes, légèrement acidulées et vives plutôt que douces, mais affiche aussi une teinte ambrée.

Dans les restaurants de sushi simples, on plonge immédiatement dans le monde du sushi nigiri, la présentation classique composée d’une tranche de poisson (neta) juchée au sommet d’un petit monticule de riz réalisé à la main (shari). Les origines du nigiri remonte à plus de 200 ans et ne jouissent pas d’une grande réputation gastronomique, sinon de celle d’un repas rapide à l’emporter : les marchands ambulants de Tokyo placent sur du riz un simple morceau de poisson de la pêche du jour et le vendent aux passants sous forme de fast food !

Pour une maison aussi prestigieuse que Sushi Tokami, le repas commence par une riche gamme d’entrées bien avant de passer aux nigiri. Le style du Sushi Tokami est l’omakase, ce qui signifie que le chef décide du menu particulier pour le repas. La première entrée consiste en du tosaki éthéré tendre (viande de thon rouge prise à l’endroit où la tête est reliée à la colonne vertébrale) avec une enveloppe de nori (algue marine) microscopiquement mince. Visuellement, il ressemble à un rouleau de printemps vert. Le tosaki, extrêmement rare, se distingue par son extraordinaire saveur riche et sa texture douce. Contrairement au nori des restaurants de sushi de catégorie plus modeste, le nori du Chef Sato s’émiette délicatement sous la dent, il est à la fois raffiné et velouté et n’attire pas l’attention à lui ni ne la détourne du thon.

Tosaki.

Tosaki.

Le riz du Sushi Tokami assaisonné avec du vinaigre rouge.

Le riz du Sushi Tokami assaisonné avec du vinaigre rouge.

Les novices se concentrent sur le poisson ; pour les MAÎTRES sushi, c’est le RIZ qui l’élève au rang d’art.

Après le tosaki, s’ensuivit du junsaï (choux gélatineux saisonnier estival), de l’uni y awabi (ormeau) à la vapeur. Cette alliance était l’expression d’une subtile délicatesse de trois formes différentes, chaque ingrédient apportant une interprétation distincte. À côté, un plat avec deux morceaux d’anago (anguille de mer) légèrement grillée, l’une nappée de wasabi, l’autre de prune aigre. Chaque garniture offrant un contraste à la richesse de l’anguille.

De poursuivre avec trois ayu très petits frits jusqu’à en devenir croustillants, servis avec une gelée de vinaigre amer. Des vagues de sensations ressortaient de cette alliance, mariant une consistance aux annotations rustiques au raffinement du goût du poisson.

Une entrée remarquable fut le foie gras de lotte avec du chou frisé, des champignons frais et des microtomates. La composition évoquait vraiment le traditionnel foie gras de canard français tant par la richesse, que le goût et la consistance.

La dernière entrée fut une sorte de barracuda, mariné dans du nukazuké (un ingrédient japonais obtenu à partir de son de riz et normalement destiné au décapage de l’aubergine). Deux bandes de piments de Kyoto avaient été placées au sommet. Là également, des vagues d’umami émergèrent du plat, révélant profondeur et puissance.

Au fur et à mesure que le temps passait, le repas se transforma en un défilé de sushi nigiri. L’ampleur était stupéfiante. Bien sûr, il y avait les trois types de thon maguro : rouge (mariné dans du soja), mi-gras (chutoro) et gras (ōtoro). Les trois catégories tranchées dans le même poisson. Le Chef Sato penche pour le thon de plus petite taille (environ 30-70 kg). Quelle différence y trouve-t-on par rapport aux plus grandes tailles ? Le régime alimentaire. Les espèces les plus petites vivent dans les eaux moins profondes près du rivage ; elles se nourrissent de plancton près de l’embouchure des rivières. Les trois sortes servies démontrèrent la sagesse de sa préférence pour le vinaigre vieilli, qui apporte un éclat en se mariant à la richesse du thon.

Deux préparations font usage de son kombu vieilli, le kohada (un poisson blanc de saison), mariné dans du vinaigre et du saké, et un magnifique merlan, enveloppé dans du kombu dont la douceur était accentuée grâce à l’umami du kombu.

Remarquable fut le hamaguri (palourde cerise) cuit à basse température, à la fois renforçant sa douceur et préservant sa consistance naturelle moelleuse. Le dashi classique sucré nous fut servi en accompagnement.

moderne LA CUISINE JAPONAISE
Variétés de sushi nigiri. Dans le sens horaire en partant d'en haut à gauche : otoro, uni, thon rouge et anguille.

Variétés de sushi nigiri. Dans le sens horaire en partant d'en haut à gauche : otoro, uni, thon rouge et anguille.

Les trois restaurants présentés dans ces pages ont reçu les ÉTOILES MICHELIN.

Le menu du soir offrait deux plats yin/yang. Le premier consistait en une préparation tout à fait innovante de l’uni. Le Chef Sato associa l’uni à deux températures différentes, chaudes et froides. Les sensations sur la langue étaient surprenantes, d’abord le froid intrigant suivi par la chaleur apaisante. Brillant. Ensuite, ce fut le nodo guro (perche de mer à la gorge noire) mariné une première fois dans du kombu, puis rapidement grillé, seulement la peau. De nouveau, le contraste attira l’attention. La peau dévoilait un croquant délicat à la suite du bref passage sur le gril, alors que la viande crue conservait une texture éthérée délicate qui se volatilisait dans la bouche.

Deux versions d’anago (anguille) furent présentées côte à côte. Une réalisée à la vapeur avec une sauce de soja, sucre et mirin avec du dashi ; l’autre grillée avec du sel et du yuzu. La version à la vapeur, servie chaude, donna l’impression d’un oreiller moelleux. La version grillée secoua le palais en y insufflant une puissante énergie.

Naturellement il y avait une soupe miso. Ici, le Chef Sato dérive vers la technique française en infusant le bouillon avec des os et des morceaux de poisson.

L’omelette douce façon japonaise est une conclusion classique à un repas de sushi. Là aussi, les accents français firent leur apparition. La partie supérieure de la crème jaune brillante avait été passée au chalumeau et caramélisée à la façon crème brûlée. Un échantillon de grande cuisine ne doit jamais imiter une visite à un musée poussiéreux. La créativité et la vitalité, rassemblées dans le respect de la tradition, offrent les plus grandes récompenses. Il est émouvant de voir comment des styles culinaires classiques et vénérés tels le kaiseki et le sushi sont revisités et de nouveau élaborés.1  

 

¹ Les trois restaurants ont été étoilés par le Guide Michelin : le Hyotei en a reçu trois, le Miyamasou deux et le Sushi Tokami une.

La soupe miso.

La soupe miso.

Chapitre 06

SAKÉ

Un nouvel art : la dégustation du saké.

Auteurs du chapitre

JEFFREY S. KINGSTON
SAKÉ
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