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Chapitre 3

LE MYSTÈRE MÉROU

Une plongée de 24 heures pour la science et la connaissance.

Auteurs du chapitre

LAURENT BALLESTA

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LAURENT BALLESTA
LE MYSTÈRE MÉROU
LE MYSTÈRE MÉROU
Numéro 16 Chapitre 3

Et c’est en le disant que je mesure mon délire : JE PARS VRAIMENT PLONGER PENDANT 24 HEURES.

C’est l’histoire d’une aventure scientifique et d’un record de plongée dans un paradis perdu de la Polynésie… Un lieu où, une fois par an, se rassemblent en secret des milliers de mérous suivis par des centaines de requins… L’équipe de Laurent Ballesta a voulu mieux comprendre ce qui pousse ces poissons à attendre le jour précis de la pleine lune pour se reproduire tous en même temps ! Avec l’aide des chercheurs du CNRS de Moorea, ils ont plongé et réalisé de nombreuses expériences pour étudier et témoigner de ce phénomène unique. Profitant de cette période d’une incroyable richesse, Laurent Ballesta a réalisé une plongée record de 24 heures…

Il est 15 h, le soleil brille au-dessus des eaux turquoise. Je suis assis sur le bord d’un zodiac et je m’apprête à plonger pendant vingt-quatre heures. Pour la première fois de ma vie, avant de me mettre à l’eau, je peux lancer à mes camarades : « Salut et… à demain. »

Et c’est en le disant que je mesure mon délire : je pars vraiment plonger pendant vingt-quatre heures, et je ne ressortirai de l’eau que demain, à la même heure… Je suis déterminé ; j’en rêve depuis si longtemps. Mais je suis aussi désemparé. J’ai peur. Peur de ne pas y arriver, d’avoir froid, d’avoir faim, de m’épuiser trop vite et de vouloir sortir avant la fin. Depuis des années, je réalise des plongées « engagées », c’est-à-dire profondes, mais aujourd’hui, c’est différent, ce n’est plus un exercice vertical, c’est une épreuve horizontale. Ce n’est plus un plongeon, c’est un marathon ! Je me rassure en pensant que mes doutes n’auront qu’un temps. Dans quelques heures, la question ne se posera plus : je ne pourrai plus remonter comme je veux : le mélange que je respire aura saturé mon sang d’hélium. Même à 20 m de profondeur, il me faudrait six heures pour rejoindre la surface si, par malheur, je renonçais. Un dernier regard aux membres de mon équipe et je bascule en arrière. C’est parti pour deux tours de cadran.

Rien n’est plus nécessaire que le temps pour tenter de percer le « mystère mérou ». C’est un mystère subtil et complexe. Il s’agit du rendez-vous de tous les mérous camouflage (Epinephelus polyphekadion) autour de l’atoll de Fakarava, à 490 kilomètres au nord-est de Tahiti. C’est là que ces poissons se réunissent dans la passe Sud, en juillet. Leur rassemblement n’a lieu qu’une seule fois par année, dans ce lieu unique qui relie le lagon à l’océan : la passe, une rupture dans la barrière corallienne, une minuscule porte entre le vaste lagon et le plus grand océan du monde. Dans cette échancrure, les courants sont violents mais prévisibles : ils suivent la marée, et le lagon, alternativement, se remplit puis se vide, toutes les six heures. Les animaux vivent à ce rythme. De la vie comme nulle part ailleurs et des cohabitations pas toujours simples. Vivre ici est aussi bénéfique que dangereux : manger sans se faire manger, braver les prédateurs pour se reproduire. La passe accélère tous les processus. Cet espace grand comme deux ou trois terrains de foot est un concentré d’océan. C’est un canyon paradisiaque et un piège pour les mérous avec l’arrivée massive des requins gris. Pourquoi se reproduire ici ? La passe a la forme d’un entonnoir, idéal pour une embuscade. En fait, les mérous n’ont pas le choix : ils viennent chercher le seul courant assez puissant pour disséminer leurs œufs dans l’océan, exactement comme les fleurs ont besoin du vent pour disséminer leur pollen.

C’est le jour de la pleine lune, le jour tant attendu de la reproduction des mérous. L’équipe se dirige vers le bateau pour l’ultime plongée de cette longue mission, ils savent qu’ils partent pour quatre à six heures sous l’eau.

C’est le jour de la pleine lune, le jour tant attendu de la reproduction des mérous. L’équipe se dirige vers le bateau pour l’ultime plongée de cette longue mission, ils savent qu’ils partent pour quatre à six heures sous l’eau.

À quelques minutes de la mise à l’eau, l’équipe, fidèle à elle-même, cache sa concentration par des plaisanteries et des séances photos officielles !… mais le matériel est prêt et la motivation au plus haut…

À quelques minutes de la mise à l’eau, l’équipe, fidèle à elle-même, cache sa concentration par des plaisanteries et des séances photos officielles !… mais le matériel est prêt et la motivation au plus haut…

Depuis toujours, je suis convaincu d’une chose toute simple : pour comprendre la vie sous-marine, il faut prendre le temps de l’observer longuement et sans interruption... Alors, je rêve de partir en plongée comme un botaniste part en forêt, sur de longues périodes, en parcourant des kilomètres. Le but, c’est donc simplement d’observer, pas de faire un record de résistance physique. La réussite du projet, c’est de rendre l’exercice facile et prouver qu’il existe une nouvelle méthode pour des plongées plus longues que n’importe quel plongeur bien entraîné pourra réaliser à son tour…

Mon ami Jean-Marc Belin a planché pendant un an pour régler le problème que me posent ces vingtquatre heures à plus de 20 m : la décompression. Théoriquement, à l’issue de vingt-quatre heures, il me faudrait vingt heures supplémentaires pour remonter, soit presque deux jours au total à passer sous l’eau. L’exercice devient réalisable si l’on respire autre chose que de l’air comprimé… Jean-Marc a sélectionné un mélange gazeux radical : 87 % d’hélium et 13 % d’oxygène. Ce cocktail va se dissoudre dans mon organisme, au fur et à mesure de la plongée, sans que l’oxygène n’altère mes poumons. Inconvénient : une sortie en urgence m’est interdite. Après dix-huit heures de plongée, il me suffira de remplacer l’hélium par de l’air. En faisant cela, je commencerai ma décompression mais sans changer de profondeur, je n’aurai pas besoin de remonter tout de suite et je pourrai poursuivre l’exploration… C’est là que réside l’astuce de Jean-Marc…

Mais pour l’instant, je n’en suis pas là. Voilà seulement trois heures que je suis sous l’eau et que j’observe les groupes de mérous. Le plus grand rassemblement connu à ce jour au monde. 18 000 mérous. Il est 18 h, la lumière faiblit. En surface, le soleil doit se coucher. Les copains ne devraient donc plus tarder à me rejoindre pour le premier ravitaillement… J’ai rendezvous avec eux dans un lieu prédéterminé, car je dois recharger mon recycleur qui n’a pas l’autonomie suffisante pour vingt-quatre heures. Antonin descend récupérer mon recycleur, et me le rapportera – avec le plein – le plus vite possible. En attendant, je patiente au fond sur un recycleur de secours. À chacun ses manies : mon recycleur à moi, c’est comme une vieille paire de baskets, on est bien dedans et on ne veut pas en changer, surtout pas pour une longue randonnée. L’opération du ravitaillement s’est parfaitement déroulée, du moins de mon point de vue. J’apprendrai plus tard qu’en surface en revanche, c’était un peu la panique pour récupérer le matériel avec le courant et la nuit noire désormais bien installée.

Au milieu de la passe de Fakarava, une langue de sable balayée par le courant, où il est bon de se laisser aller à marcher.

Au milieu de la passe de Fakarava, une langue de sable balayée par le courant, où il est bon de se laisser aller à marcher.

C’est le bord de la passe côté océan, le plongeur est à 30 m de fond ; devant lui une pente presque verticale qui descend à près de 2000 m…

C’est le bord de la passe côté océan, le plongeur est à 30 m de fond ; devant lui une pente presque verticale qui descend à près de 2000 m…

Le courant peut atteindre deux nœuds au plus fort de la marée, alors les mérous camouflage se tiennent alignés face au courant ; chaque semaine plus nombreux, ils attendent le jour J de la reproduction…

LE MYSTÈRE MÉROU

LA NUIT C’EST LE ROYAUME DES CRUSTACÉS ET DES MOLLUSQUES. En Polynésie, on en compte plus de 5000 espèces.

La nuit est là… douze heures de nuit devant moi… les copains vont se succéder, Cédric, puis Manu, puis Antonin, et puis enfin Cédric. À tour de rôle, trois heures chacun, ils m’accompagneront en se tenant 10 m au-dessus de moi, avec un puissant éclairage. Ils illuminent ma route !… et j’y vois comme un joli symbole d’amitié. Je leur dois cette vision magique, cette lucarne indiscrète sur les petits secrets de la vie nocturne…

Les poissons ont changé de couleur, ils ont mis leur pyjama, vraiment, tant leur livrée est différente entre le jour et la nuit, et je complète heure après heure mon bestiaire des créatures de la nuit… La nuit, c’est le royaume des crustacés et des mollusques. En Polynésie, on en compte plus de 5000 espèces. Invisibles le jour, elles attendent le crépuscule pour sortir des entrailles du corail. Prudentes, elles restent sur le pas de la porte. À la moindre lueur, elles replongent dans cette crypte surpeuplée qu’est le récif corallien. Comme elles fuient la lumière, je n’ai qu’un court instant pour capturer leur image…

La nuit se poursuit, déjà 7 km de parcourus le long du récif, une longue boucle qui me ramène pour la deuxième fois au lieu de rendez-vous pour un nouveau ravitaillement. Il est minuit, et j’attends la relève… Tout va bien, je n’ai pas froid, mais je suis impatient. J’ai appris qu’un plongeur a récemment établi un record en Égypte en restant cinquante-cinq heures sous l’eau, à 5 m de profondeur, posé sur le sable, près d’une plage, sans bouger, relié à des bouteilles en surface par un long ombilical. Je le soupçonne même d’avoir pris des somnifères pour faire passer le temps plus vite. Moi, je cherche à rallonger le temps !

Vu du ciel, le soleil se couche sur une petite partie de la passe sud de Fakarava, côté lagon, là où le canyon se rétrécit et le courant s’accélère engendrant de nombreux tourbillons sur les bords de la passe.

Vu du ciel, le soleil se couche sur une petite partie de la passe sud de Fakarava, côté lagon, là où le canyon se rétrécit et le courant s’accélère engendrant de nombreux tourbillons sur les bords de la passe.

La petite crevette Periclimenes vit sur la peau de l’étoile de mer « coussin de requin ». Elle trouve là entre les piquants de l’étoile et les tubercules respiratoires, à la fois le gîte et le couvert.

La petite crevette Periclimenes vit sur la peau de l’étoile de mer « coussin de requin ». Elle trouve là entre les piquants de l’étoile et les tubercules respiratoires, à la fois le gîte et le couvert.

Minuit, voilà six heures déjà que les mérous dorment. Ils se sont cachés où ils peuvent, comme ils peuvent. Ils sont tellement nombreux qu’il n’y a pas assez d’anfractuosités dans le récif pour tous les mettre à l’abri… Et les requins patrouillent. Johann, spécialiste des requins, a réalisé des comptages répétés presque tous les jours depuis notre arrivée : il pense qu’ils sont près de 700 dans la passe… Il y a de l’électricité dans l’eau. Le jour, le requin est calme, il se repose dans le courant, il sait bien que les mérous sont trop agiles. Le requin attend son heure, il attend la nuit quand les mérous sont bien contraints de se reposer un peu. Les requins ne sont plus en pleine eau. Ils sont descendus et grouillent sur le fond, par centaines. Leur agitation m’inquiète, sans doute parce que je sais que, cette nuit, je ne peux pas remonter comme je veux. C’est un stress, mais c’est surtout un spectacle. Je mesure à quel point leur vitesse est sous-estimée le jour… De nuit, c’est à peine si j’arrive à suivre du regard leurs accélérations. Beaucoup d’entre nous croyons connaître les comportements de chasse des requins à cause des simulacres d’attaque lors de séances de nourrissage avec des appâts. Cela me semble tellement naïf aujourd’hui. Ce serait comme prétendre connaître les loups qui chassent en meute parce qu’on a donné sa gamelle à un chien.

La nuit est tombée, les requins ont quitté la pleine eau. Désormais ils grouillent sur le fond pour débusquer les mérous qui, trop nombreux, n’ont pas assez de place pour tous se cacher dans le récif…

La nuit est tombée, les requins ont quitté la pleine eau. Désormais ils grouillent sur le fond pour débusquer les mérous qui, trop nombreux, n’ont pas assez de place pour tous se cacher dans le récif…

ILS DÉVORENT LES MÉROUS PAR CENTAINES, PEUT-ÊTRE PAR MILLIERS… Voilà encore de quoi obscurcir notre « mystère mérou ».

Yanick m’a rejoint pour quelques heures avec sa caméra Phantom spécial ralenti capable de réaliser 1000 images par seconde. Devant lui éclate une frénésie, violente et désordonnée. Mais la même scène, visionnée au ralenti, nous montrera au contraire toute l’efficacité et la précision de l’attaque des requins. Ils dévorent les mérous par centaines, peut-être par milliers… Voilà encore de quoi obscurcir notre « mystère mérou ». Il faut croire que cela fonctionne quand même, que ce lieu de reproduction vaut quand même la peine malgré ses dangers, que les mérous ont su résoudre à leur avantage l’équation entre sacrifice et bénéfice. Ces scènes de chasse, filmées au ralenti, ou ces photographies, qui figent la fulgurance des attaques, sont toutes des images inédites, nous le savons trop bien… Mes camarades sont comme moi, exaltés. Comme si nous avions transgressé un tabou : plonger la nuit dans la passe, quand les requins sont en chasse…

Pendant toute la nuit, les requins ne cesseront jamais de venir au contact. Le moindre de mes mouvements, le moindre rayon lumineux, les attirent. D’abord un seul excité, puis deux, puis dix, puis ils disparaissent aussi vite qu’ils sont apparus, et le manège recommence la minute suivante. Je reconnais d’ailleurs les individus, car c’est souvent les mêmes qui réagissent. Tous me foncent dessus mais la plupart font demi-tour sans me toucher, quelques-uns viennent jusqu’au contact mais sans jamais ouvrir la gueule. Au final, en sortant de l’eau le lendemain, je constaterai à peine deux ou trois hématomes sur les cuisses.

Il est 6 h du matin. Sur Terre, on dit que le jour se lève quand, loin à l’horizon, la lumière monte… Ici, la lumière descend. Au petit matin, elle arrive d’en haut, doucement. Une pâle lueur vient déverser de l’eau bleutée dans l’encre noire. Il est 6 h, et les cloches sonnent. Du moins, c’est l’idée qui me vient quand soudainement, au moment où la lumière réapparaît, j’entends les baleines chanter ! Je ne les verrai pas hélas, elles sont peut-être à des centaines de kilomètres, mais elles chantent pour nous. Pour qui d’autre après tout ?... J’ignore si l’on peut avoir la chair de poule sous une combinaison en néoprène de 7 mm, mais c’est tout comme.

C’est l’heure du dernier ravitaillement. Sané, le Polynésien qui vit là depuis vingt ans, est venu me rendre une petite visite matinale. Avec un sourire malicieux, il me tend un tube de dentifrice et une brosse à dents. Je me prête avec plaisir à son petit jeu et je m’exécute sans boire la tasse. La nuit est passée, une grande partie du stress aussi, il ne me reste que neuf heures à profiter des surprises du fond de la passe. Mais c’est quand même un moment critique : sous les yeux de Jean-Marc, je remplace les 87 % d’hélium par de l’air. Je ne ressens aucun vertige, tout va bien. Cette opération marque le début de ma décompression mais pas le début de la remontée. Je peux rester encore à 20 m toute la matinée.

C’est environ 350 kilos de poissons qui sont dévorés par les requins chaque nuit. Combien cela représente-t-il de mérous à la fin de la saison de la reproduction ?…

C’est environ 350 kilos de poissons qui sont dévorés par les requins chaque nuit. Combien cela représente-t-il de mérous à la fin de la saison de la reproduction ?…

Les mérous sont parfois assez gros et peuvent peser plusieurs kilos, aussi un seul requin gris aura du mal à l’avaler en un morceau. Les autres requins le savent, c’est pour cela que les frénésies éclatent bien souvent car, même si cela ne dure qu’une fraction de seconde, tous peuvent espérer une partie de la proie.

Les mérous sont parfois assez gros et peuvent peser plusieurs kilos, aussi un seul requin gris aura du mal à l’avaler en un morceau. Les autres requins le savent, c’est pour cela que les frénésies éclatent bien souvent car, même si cela ne dure qu’une fraction de seconde, tous peuvent espérer une partie de la proie.

Leur état d’excitation est tel que les requins bousculent, brisent et pulvérisent des morceaux entiers du récif corallien lorsque la présence d’un mérou est avérée, même caché entre les coraux.

Leur état d’excitation est tel que les requins bousculent, brisent et pulvérisent des morceaux entiers du récif corallien lorsque la présence d’un mérou est avérée, même caché entre les coraux.

Les requins se sont calmés, les mérous, eux, s’agitent. Les uns reprennent leurs nages léthargiques, les autres leurs luttes hystériques. Ce matin, après une nuit entière à leurs côtés, ils m’apparaissent comme des survivants. Vingt-quatre heures ici-bas, c’est l’occasion d’un touchant témoignage : rassembler une tragique galerie de portraits, une collection de gueules cassées, des miraculés qui portent les stigmates de ces razzias nocturnes… les blessures sont profondes, des nageoires sont arrachées, des opercules déchirés qui laissent apparaître les branchies à vif. Mais rien ne semble pouvoir les arrêter. Même en piteux état, ils revendiquent leur volonté de se reproduire, et se défient les uns les autres, encore et encore. Les côtoyer me donne l’impression que l’acte de se reproduire ici n’est plus une récompense mais un sacrifice. Ces poissons ne sont pas les maîtres de leur destin, ils sont les esclaves de leur instinct.

Le courant s’inverse une dernière fois, il se met à rentrer dans le lagon, et je le laisse m’emporter, c’est bientôt fini, il est presque 15 h... Je suis sous l’eau depuis plus de vingt-trois heures, j’ai mal aux dents à cause de l’embout qui m’a blessé la gencive, mais je me sens bien… Les dernières minutes approchent, je ne suis même pas pressé d’en finir.

Je me rapproche encore un peu plus de la surface, et les copains plongent à ma rencontre. Finalement, j’ai très envie de sortir de l’eau. J’ai envie de les rejoindre, de parler avec eux, de rire avec eux. Tout à l’heure, les discours iront bon train, je le sais déjà. Autour de la table, chacun voudra raconter à sa manière tous les détails de cette drôle de journée, des one-man-shows successifs, burlesques et dérisoires, histoire de dissimuler notre fierté. Un peu plus tard encore, nous lèverons nos verres sans doute au nom de l’amitié et de la mer, mais en rigolant très fort, par pudeur, manière de digérer ces trop lourds sentiments. Au nom de l’amitié et de la mer, je sais que nos regards se croiseront à peine, non plus par pudeur mais par prudence, parce qu’il est des valeurs qui vous transportent si haut qu’elles vous donnent le vertige si vous ouvrez les yeux…

LE JOUR DE LA PLEINE LUNE EST ENFIN ARRIVÉ, ce jour où les mérous sont censés se reproduire…

Un jour de repos est passé depuis la plongée de vingtquatre heures. Galvanisés par cette toute fraîche expérience, soudés comme jamais par ce succès collectif, mon équipe et moi n’avons jamais senti autant d’enthousiasme et de cohésion entre nous. C’est tant mieux, car rien n’est fini : le jour de la pleine lune est enfin arrivé, ce jour où les mérous sont censés se reproduire… dès les premières minutes de cette ultime plongée, une chose semble évidente : l’écosystème s’est transformé. Les fusiliers, sorte de sardines tropicales, sont apparus par dizaines de milliers. Je ne les ai jamais vus aussi nombreux depuis que nous sommes arrivés. Eux aussi savent que quelque chose va arriver. L’agitation des mérous, elle aussi, est inhabituelle, mais après des semaines de confrontations, une certaine organisation spatiale se met en place. Cette œuvre d’art naturelle n’est plus abstraite : le tableau prend maintenant tout son sens. D’abord, près du fond, parfois même posées sur le sol, les femelles en tenue de camouflage et aux ventres dilatés par leurs œufs, et, juste au-dessus, les mâles gris pâle, qui les surveillent d’en haut. Régulièrement un mâle descend vers une femelle, commence par une parade faite de délicats tremblements, puis très vite, il la bouscule, toujours de la même manière, en lui mordant le ventre pour sans doute provoquer la ponte… une ponte qui semble imminente désormais…

Et tout à coup, ça y est, des groupes de mérous s’élancent vers le haut, la reproduction vient bel et bien de commencer ! Mais trop loin, trop vite, hélas, pour en apprécier les détails intimes. Les fusiliers, de plus en plus nombreux, cachent l’horizon, si bien qu’il nous est difficile de distinguer les mérous. À peine le nuage d’œufs et de semence apparaît que les fusiliers se précipitent pour gober la laitance féconde.

C’est la pagaille au fond de la passe. Les mérous bondissent ici et là, ils décollent autour de nous comme un feu d’artifice vivant, les fusiliers sont partout, les requins foncent dans le tas mais ressortent bredouilles la plupart du temps. L’acte dure moins d’une seconde, et nous n’avons même pas le temps de comprendre ce qu’il se passe. Une chose semble pourtant certaine : à chaque fois, c’est un groupe d’une dizaine de mérous qui jaillissent du fond, jamais un simple couple, et c’est l’anarchie, la loi du plus fort ou du plus rapide qui semble régner…

Et c’est bien cela qui me surprend le plus. À quoi bon s’être battu pendant quatre semaines, si cela ne confère pas au vainqueur l’exclusivité d’une femelle ? C’est de l’énergie dépensée pour rien ! À quoi bon venir si tôt dans la saison, au risque de se faire dévorer chaque nuit, si cela ne vous donne aucun privilège le jour de la reproduction ? Je ne comprends pas. Le « mystère mérou » demeure entier. Des semaines de lutte mais au moment de se reproduire, aucune règle ne semble s’appliquer : tous les mâles, vainqueurs et vaincus, bondissent vers la femelle qui pond ses ovules et tous semblent avoir la même chance de la féconder. Seuls

Un bâillement, peut-être d’épuisement entre deux combats, qui montre la gueule immense des mérous, et les petites dents qui ornent leurs mâchoires.

Un bâillement, peut-être d’épuisement entre deux combats, qui montre la gueule immense des mérous, et les petites dents qui ornent leurs mâchoires.

Les mérous s’affrontent les yeux dans les yeux (ils ont une vision binoculaire, qui leur permet de mieux voir les reliefs) ; ils peuvent rester face à face plusieurs minutes avant de réellement tenter de se mordre à une vitesse telle que le plongeur ne voit souvent qu’un nuage d’écailles arrachées virevolter devant son masque…

Les mérous s’affrontent les yeux dans les yeux (ils ont une vision binoculaire, qui leur permet de mieux voir les reliefs) ; ils peuvent rester face à face plusieurs minutes avant de réellement tenter de se mordre à une vitesse telle que le plongeur ne voit souvent qu’un nuage d’écailles arrachées virevolter devant son masque…

Cela n’arrive qu’un seul jour dans l’année, et c’est aujourd’hui : les mérous bondissent depuis le fond pour se reproduire. La femelle a pondu et déjà elle redescend quand tout un groupe de mâles opportunistes tentent leur chance en inondant la scène de leur semence…

Cela n’arrive qu’un seul jour dans l’année, et c’est aujourd’hui : les mérous bondissent depuis le fond pour se reproduire. La femelle a pondu et déjà elle redescend quand tout un groupe de mâles opportunistes tentent leur chance en inondant la scène de leur semence…

les courants marins, en mélangeant cette soupe, décideraient de qui s’assemblera avec qui. L’heureux géniteur ne serait-il choisi que par le hasard ?… Je ne peux pas le croire. C’est bien cela le véritable « mystère mérou » et quelque chose nous a forcément échappé… Mais comment se faire une idée ? L’accouplement est tellement rapide… cette rapidité, ça peut se comprendre : pour éviter les requins quand ils montent en pleine eau et aussi pour être le premier à féconder les œufs de la femelle. Mais peut-être que cette rapidité nous cache une autre vérité...

Yanick, une fois de plus, se trouve au bon endroit, au bon moment… il déclenche sa caméra spéciale sur une fulgurante reproduction… Un instant de vie d’une seule seconde, mais une seconde qui va devenir... quarante secondes par la magie du ralenti. Et au ralenti, tout semble s’expliquer : on voit bien qu’en fait, un seul mâle déclenche la ronde autour de la femelle, et la maintient dans un corps à corps autant qu’il le peut… Oh, il n’a pas gagné l’exclusivité, simplement la priorité puisque déjà les autres mâles convergent vers le couple. Ce mâle privilégié, c’est le mâle dominant : ce statut si chèrement acquis au prix de quatre semaines de luttes acharnées. Le dominant bénéficie juste de cette courte avance qui lui permet de féconder avant les autres mâles opportunistes, qui tentent leur chance en inondant la scène de leur semence... mais avec une microseconde de retard.

Les comptages ont révélé en 2014, le chiffre de 18000 mérous ; en 2015, Laurent est retourné sur place et les mérous semblaient plus nombreux encore. En 2016, toute l’équipe tentera une nouvelle expédition ; qui sait combien seront les mérous cette fois-ci ?…

Les comptages ont révélé en 2014, le chiffre de 18000 mérous ; en 2015, Laurent est retourné sur place et les mérous semblaient plus nombreux encore. En 2016, toute l’équipe tentera une nouvelle expédition ; qui sait combien seront les mérous cette fois-ci ?…

La solution pour comprendre le « mystère mérou », c’était donc cela : pouvoir observer l’intérieur d’une fraction de seconde et y découvrir, grâce au ralenti, l’existence d’une hiérarchie respectée quoique éphémère, la preuve d’une chorégraphie millimétrée mais invisible à l’œil nu. J’ai passé vingt-quatre heures sous l’eau, alors que tout s’expliquait dans une fraction de seconde !… J’aime croire que c’était nécessaire, qu’il faut prendre son temps si l’on veut saisir l’instant.

Oh bien sûr, nous n’avons pas tout compris. Comment le prétendre d’ailleurs, avec un événement qu’on ne peut observer qu’une fois par an ?…Une seule chose est certaine en tout cas, chaque année désormais, quand la pleine lune reviendra, nous aussi, nous aurons envie de revenir… Revenir l’année prochaine d’abord… et dans dix ans, vingt ans, quarante ans. Car, dans ces hauts lieux de la biodiversité, les études écologiques n’ont de sens que si elles sont répétées, poursuivies d’année en année. Les chiffres récoltés lors de cette expédition n’auront de valeur que s’ils sont comparés avec des chiffres futurs. 700 requins gris, 18 000 mérous, mais combien seront-ils dans vingt ans ? La passe de Fakarava est classée réserve de biosphère par l’UNESCO, mais échappera-t-elle pour autant aux crises écologiques du XXIe siècle ? Dans les autres grands atolls de la Polynésie, ces rassemblements annuels de mérous existaient aussi autrefois. Aujourd’hui, ils ont tous disparu.

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Les liens entre Blancpain et le monde marin ont débuté avec la Fifty Fathoms, la première montre de plongée moderne. Ce garde-temps a conquis sa place au titre de développement majeur dans l’histoire de la plongée et de l’exploration océanique. Son rôle capital dans la découverte de la vie sous-marine a offert à Blancpain la possibilité de nouer d’étroits contacts avec des scientifiques de renom, des pionniers de l’océanographie et des photographes ainsi qu’avec des défenseurs de l’environnement et d’autres personnalités qui ont consacré leur existence à cette noble cause. Cette proximité a permis à Blancpain de comprendre l’importance de la protection et de la sauvegarde des mers du globe.

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Le « Blancpain Ocean Commitment » réunit l’ensemble de nos efforts destinés à sauvegarder le monde marin. Cet engagement s’est notamment concrétisé par des partenariats conclus avec d’importantes organisations aux programmes ambitieux, à l’exemple des projets Gombessa de Laurent Ballesta. Blancpain est fière d’avoir parrainé les deux expéditions Gombessa, à l’origine de spectaculaires découvertes scientifiques que nous vous avons relatées dans diverses éditions des Lettres du Brassus.

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Chapitre 04

Les phases DE LA LUNE

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JEFFREY S. KINGSTON
Les phases DE LA LUNE
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