Chapitre 5
Une nouvelle génération aux fourneaux dans trois des plus grands restaurants du monde
Nous vivons une époque de changements. Qu’ils soient ou non souhaités et appréciés, ils demeurent le moteur de notre prospérité. Imaginons un instant l’inverse alors que le progrès aurait interrompu sa marche. Les grands ordinateurs régiraient la planète, sans que nul ne soupçonne qu’il puisse exister un instrument comme le téléphone portable, pour ne rien dire du smartphone. Les voyages aériens seraient encore réservés à une élite, les appareils photographiques com porteraient toujours des rouleaux de pellicule, les électrophones joueraient des disques 33 tours alors que les échanges épistolaires se dérouleraient par l’entremise d’une feuille de papier, d’une enveloppe et, grands dieux, d’un timbre. Dans la plupart des domaines, nous avons de bonnes raisons de nous féliciter du progrès qui a rendu ces vénérables objets obsolètes. Cependant, cette liste n’englobe pas toutes les activités humaines. Prenons par exemple trois des restaurants les plus révérés et célébrés du monde qui attirent les gourmets de tous les continents depuis des décennies. Chacun d’eux a été passé en revue dans ces pages : l’Hôtel de Ville à Crissier (dans le No 1), Lameloise à Chagny (dans le No 2) et Le Pont de Brent à Montreux (dans le No 3).
Les chefs inspirés de ces trois icônes de la gastronomie, qui ont insufflé à leur établissement une ardeur saluée dans les Lettres du Brassus et confirmée par le guide Michelin par le renouvellement de leurs trois étoiles année après année, ont désormais passé la main. Philippe Rochat s’est retiré dans les montagnes du Valais, Jacques Lameloise se consacre à sa collection d’automobiles d’époque et Gérard Rabaey parcourt la campagne à bicyclette. Loin de susciter un enthousiasme universel, de tels changements s’accompagnent souvent d’une attente anxieuse. Qu’adviendra-t-il de l’étincelle particulière de ces grands chefs ? Continuerons-nous à ressentir, à chacune de nos visites, ce réconfortant sentiment de confiance, rien qu’à savoir le maître aux fourneaux ?
Dans les trois établissements, une nouvelle génération a repris le flambeau : Benoît Violier à Crissier, Éric Pras à Chagny et Stéphane Décotterd à Montreux. Existe-t-il un bouleversement plus essentiel pour un restaurant que l’intronisation d’un nouveau chef ? Il était donc temps de rendre visite à chacune de ces institutions afin d’actualiser nos commentaires. Si vous n’avez pas le temps de lire de longs comptes rendus pour en extraire la substantifique moelle ou que vous ne disposez pas d’un personnel nécessaire pour vous soumettre jour après jour de nouveaux résumés, c’est avec plaisir que nous vous soulagerons de ce fardeau. Pour chacun de ces restaurants, la réussite est au rendez-vous et nos recommandations sont toujours aussi enthousiastes. Toutefois, cet article ne rendra pas hommage au véritable génie qui a présidé à la transformation de ces restaurants. Les trois chefs étaient confrontés au spectre menaçant de respecter l’histoire, le style et la personnalité de l’établissement tout en créant un espace où ils pourraient exprimer leur créativité et leurs propres idées. Ils étaient contraints d’emprunter une voie étroite destinée à rassurer une clientèle fidèle et à offrir les moyens requis pour privilégier l’innovation et l’évolution. Intéressons-nous donc à la manière dont Benoît Violier, Éric Pras et Stéphane Décotterd y sont parvenus.
À l’entrée de la cuisine réaménagée avec des plaques de cuisson ultramodernes à induction (si vous êtes un cuisinier du dimanche qui rêvez d'un équipement professionnel, oubliez les anciennes notions de cuisinières à gaz, les dernières générations de plaques à induction offrent une puissance plus élevée, une cuisson plus rapide et une précision supérieure) un mémorial rend hommage aux deux grands chefs qui se sont succédé à Crissier. Le mur au gris d’ardoise comprend les noms « Girardet-Rochat-Violier » disposés de manière linéaire. Frédy Girardet a ouvert le restaurant en 1971 et, dans sa progression pour mériter le titre de meilleur cuisinier au monde, il a créé et défini la cuisine suisse moderne.
Si l’héritage de l’Hôtel de Ville peut être disposé de manière linéaire, un autre aspect adopte une forme de cercle, car Benoît Violier semble se rapprocher par son style davantage de Frédy Girardet que de Philippe Rochat. Cette constatation n’implique en aucun cas un soudain changement de cap, car les différences sont question de nuances. Au fil d’une brillante carrière, la cuisine de Philippe Rochat a adopté un degré de complexité additionnelle et intégré d’exotiques saveurs asiatiques. Les prédilections de Benoît Violier le ramènent à l’éthique avant-gardiste de Frédy Girardet avec des préparations plus légères, plus directes et la suppression des occasionnels accents orientaux.
À l’instar des deux autres chefs, les références de Benoît Violier corroborent la sagesse et la pertinence d’avoir confi é l’Hôtel de Ville à ses mains expertes. Au début des années 1990, il a officié pendant cinq ans comme chef de cuisine auprès du Ministère français des finances dont le titulaire était alors Nicolas Sarkozy. Il avait précédemment occupé les fonctions de chef pâtissier chez Lenôtre à Paris, Joël Robuchon à Jamin, Alain Chapel à Mionnay (l’un des premiers piliers de la nouvelle cuisine et brillant chef trois étoiles dont la carrière s’est brutalement interrompue par son décès prématuré en 1990). À son arrivée à Crissier en 1996, Frédy Girardet passait sa dernière année à l’Hôtel de Ville. En 1999, il est devenu le second de Philippe Rochat. En 2000, il a remporté le titre convoité de Meilleur Ouvrier de France. Parmi les personnalités qui ont exercé la plus profonde influence sur sa cuisine, Benoît Violier cite Joël Robuchon, Frédy Girardet et Alain Chapel, au point de considérer son style actuel comme une « évolution de Chapel ».
Un aspect essentiel de sa philosophie est le respect des ingrédients. Dans ce domaine, rien n’est laissé au hasard, car il privilégie le contact personnel avec ses fournisseurs, tant pour s’assurer les meilleurs produits que pour les inciter à en améliorer encore la qualité. Ce principe directeur a marqué le restaurant de sa forte empreinte depuis sa création. Il existe une connexion entre son obsession des ingrédients et l’épurement de sa cuisine. À l’instar de Frédy Girardet qui avait retiré la farine de ses sauces, Benoît Violier a drastiquement réduit l’usage de la crème et du beurre pour se tourner vers des bouillons à la saveur intense. Même un dessert traditionnel comme la ganache a été transformé en remplaçant le beurre par du lait fortement concentré. Il a pareillement banni les épices asiatiques, dans la conviction qu’elles masquaient la saveur authentique des ingrédients fondamentaux d’un mets.
L’intensité de la passion de Benoît Violier ainsi que l’énergie qu’il apporte à Crissier sont apparues lors d’une visite à l’Hôtel de Ville quatre mois après qu’il en eut repris les rênes. Assurément, il a conçu trois menus entièrement nouveaux, qui portent l’empreinte de sa philosophie culinaire. Toutefois, au-delà de cette prouesse qui aurait déjà satisfait les plus ambitieux, il a projeté et mené à bien une rénovation complète de la salle à manger et du jardin. D’ailleurs, le terme de rénovation ne rend pas pleinement hommage à l’ampleur du travail accompli, dans une attention portée au moindre détail. La palette des coloris est désormais plus claire et plus chaleureuse, avec des bois blonds et des tons de beige sur les murs. En contraste avec les notes boisées, une touche de modernité est apportée par des accents de métal brossé et des tapis de sol au gris d’ardoise. Plutôt que de fleurs, chaque table s’orne d’ours, de canards et de pingouins en cristal de Baccarat. Des surfaces de service discrètes et raffinées font écho à la décoration murale. Invisibles, mais efficaces, les dispositifs pour étouffer les bruits confèrent à la salle une sérénité paisible, encore renforcée par le contrôle électronique de l’éclairage qui permet un réglage individuel de la lumière à chaque table. À l’extérieur, Benoît Violier a dessiné des terrasses bordées par un jardin à l’inspiration japonaise.
Trois apprêts récents soulignent la pureté, la légèreté et l’étincelante fraîcheur de la cuisine de Benoît Violier. S’il fallait choisir un seul mets pour emblème de sa philosophie, nous jetterions sans doute notre dévolu sur le Minestrone iodé de moules de bouchot de la baie du Mont Saint-Michel « rafraîchies ». Un bouillon de tomates froid d’un rouge pénétrant, à la concentration et à la maturité extraterrestre (Comment s’y prend-il ? À l’évidence, il ne s’agit pas d’une réduction de jus de tomate, la saveur ne comportait aucune note de cuisson. Quelle méthode a-t-il utilisée pour en exhaler l’arôme ?) entoure un monticule de moules méticuleusement décortiquées, parsemées de minuscules dés de légumes croquants, rehaussés par des copeaux de truffe estivale. Le génie de cette préparation réside dans une intensité de saveur exempte de tout compromis, associée à une légèreté et une fraîcheur incomparables. Ou choisirions-nous l’Œuf de poulette en chemise et petits légumes du moment cuisinés au jus de persil. Cette description s’est matérialisée sous la forme d’un œuf poché pané avec des fèves à peine cuites et de minuscules dés de topinambour déposés sur un lit de petits pois verts, le tout baigné dans une sauce au persil à la splendide luminosité. Raffiné, léger, frais et intense. Certains adjectifs surgissent spontanément à l’esprit à propos de sa cuisine.
Un brillant hors-d’œuvre figure sur son second menu : l’Ormeau, coques et palourdes de la baie de Morlaix. Une intervention minimaliste est la clé de cet apprêt où les mollusques étaient disposés dans une coquille d’ormeau, autour d’une sauce au sauvignon incroyablement aérienne, servie pour former un contrepoint à la douceur naturelle des coquillages. Les Gelées ravigotées de crabe batailleur du phare de Chassiron en coque à l’osciètre impérial affichent une dextérité similaire. Recouvert d’une généreuse quantité de caviar d’osciètre, le crabe vert de la Charente-Maritime était déposé sur une émulsion de moules aux accents de pamplemousse. La sensibilité de Benoît Violier à la nuance se manifestait dans chacune de ses dimensions. L’agrume donnait une note raffinée, alors que les morceaux de fenouil offraient une saveur terrienne un peu croustillante et le caviar une touche salée à la douceur du crabe.
Les préparations de poisson chaud rappelaient le génie de Frédy Girardet, car elles transposaient le classicisme dans un langage moderne. Un remarquable exemple en est le Tronçon de saint-pierre de Port-en-Bessin flashé, persillade au citron de Nice et petite salade amère. À peine cuit jusqu’à obtention d’une chair juste translucide, le saint-pierre était décoré de bandes d’une purée de persil qui lui donnait une apparence zébrée. Il était accompagné d’un fond de poisson aux accents de citron. La profondeur et l’intensité atteintes par Benoît Violier sont tout simplement stupéfiantes. Tout aussi intéressant est le Bar de ligne de La Pointe du Raz poêlé sur peau, verjus de Féchy perlé à l’huile d’olive extra vierge. Le poisson est grillé sur sa peau et servi avec une tempura d’oignons de printemps et de fleurs de courgettes, ainsi qu’une réduction parfaitement équilibrée de verjus et de fond de poisson, accentuées d’une huile d’olive à l’arôme pénétrant. Le secret de cet apprêt réside dans la parfaite harmonie entre la douceur du poisson et la saveur terrienne, légèrement acide, de la réduction. En démontrant l’intérêt de Benoît Violier pour les contrastes de texture, la sauce offrait de petits morceaux de fenouil. Le Homard bleu de Bretagne étuvé, réduction coralline à la Folle Blanche était à la fois classique et novateur. La queue et les pinces cuites à la perfection étaient soulignées par un fond classique de moules, enrichi d’une tombée d’armagnac Folle Blanche.
La volaille découpée devant les dîneurs est une des grandes traditions du restaurant. Elle est doublement respectée, car le maître d’hôtel Louis Villeneuve, expert en découpage et personnage incontournable à Crisser de longue date, continue, par une habile orchestration, à gérer le service dans la salle. Si la cuisson du poisson en sorte de parvenir exactement au point de translucidité requis est un test pour la précision de la cuisine, la volaille, en particulier la pintade, incarne un autre défi à cet égard. Une minute fait défaut et la chair est désagréablement saignante, une minute de trop et elle devient sèche à l’excès. Parfaite, la pintade de Benoît Violier arbore une superbe coloration brun foncé. Elle est présentée sur un plat de service avant que Louis Villeneuve ne fasse étalage de son art. Le suprême et le sot-l’y-laisse étaient accompagnés d’une sauce articulée autour d’un fond de pintade avec une touche de bouillon de veau (afin d’en accroître l’intensité), de cèpes et d’un soupçon de thym. Une aune pour juger de la concentration d’un vin consiste à évaluer sa longueur en bouche après l’avoir avalé. Il en va de même pour une sauce. Celle de Benoît Violier était étonnante par une force qui demeurait perceptible au palais pendant une bonne minute. Le second service pour l’aile et la cuisse observa un autre rite propre à Crissier, car il s’accompagnait de la même sauce et d’une purée de pommes de terre à la décadente exubérance.
Les Côtes d’agneau des Alpes de Haute-Provence poêlées au thym sauvage méritent à elles seules une visite. Rôti au thym, ce carré est surprenant sous deux aspects. D’une part, les minuscules dimensions de la chair et des os d’un agneau qui a rencontré la lame du boucher quelques jours à peine après être venu au monde. De l’autre, par sa texture. Si les règles de la restauration et les bonnes manières exigent qu’un couteau soit proposé à côté de l’assiette, son utilité n’apparaît nullement évidente, car la chair arbore une tendreté tellement incomparable que le seul poids du couteau suffit à la débiter en petits morceaux dont émane la délicate fragrance du thym.
La carte des desserts témoigne d’un pareil renouvellement, tant dans la légèreté que dans l’intensité des saveurs. La Bouchée de pêche de vigne à la verveine en est un parfait exemple : une petite tour composée de morceaux de pêche de vigne parfaitement mûre remplie d’une mousse de verveine au zeste de citron. L’ingrédient de base en est une purée de pêches de vigne. Fasciné par les contrastes de texture, Benoît Violier a agrémenté la mousse de petits morceaux d’amandes et de minuscules sablés. Également dignes d’éloges, les Croquants de framboises, rafraîchis au citron yuzu présentaient des baies à la dimension gargantuesque, qui rappellent le film Sleeper (Woody et les robots) dans lequel Woody Allen assène un coup de fraise géante à un garde qui en perd conscience. Chacune des trois framboises est couronnée d’une tartelette à la gelée de framboise à la force contenue alors que les éclats d’amandes soulignaient une fois encore le faible de Benoît Violier pour le croquant. Le tout était accompagné d’un parfait au yuzu, parsemé de zestes de citron, de gelée et d’un sorbet de framboises.
Même si les trois années de collaboration entre Éric Pras et Jacques Lameloise ne sont aucunement comparables aux quinze années que Benoît Violier a passées avec Philippe Rochat ou aux dix années au cours desquelles Stéphane Décotterd a secondé Gérard Rabaey, son parcours rivalise avec la carrière des deux autres chefs. Comme Benoît Violier, il a reçu le titre de Meilleur Ouvrier de France. Parmi ses ports d’attache avant son arrivée chez Lameloise en 2008 figurent Troisgros à Roanne (alors que le père Pierre et le fils Michel travaillaient ensemble), le Buerehiesel d’Antoine Westerman à Strasbourg et le restaurant de Régis et Jacques Marcon à Saint-Bonnet-le-Froid, tous trois des trois étoiles.
De manière remarquable, Jacques Lameloise s’est montré ouvert aux innovations d’Éric Pras dès le début. L’un après l’autre, ses célèbres classiques ont connu un subtil renouvellement. Ainsi, la Tarte fine aux pommes avec sorbet granny smith, qui avait représenté un point de référence sur la carte des desserts depuis des décennies, a été portée à un degré encore supérieur par une modification minutieusement étudiée. Naguère, le sorbet était servi en accompagnement pour éviter de le déposer directement sur la surface chaude de la tarte. Éric Pras décida d’édifier un petit monticule de dés de pommes au centre pour servir de support à la glace et la protéger de la chaleur. Une révision aussi inventive qu’efficace !
Sur la carte de Lameloise coexistent désormais les créations originales d’Éric Pras, parfaitement confectionnées dans une profonde compréhension des traditions du restaurant, et les mets revisités. Aujourd’hui comme hier, l’une des grâces offertes par la maison est le petit salon où le gourmet passe commande et choisit les vins avant d’être conduit à table.
Naturellement, une généreuse escadrille d’amuse-bouche fait partie intégrante du rythme habituel d’un repas chez Lameloise. Éric Pras a complètement retravaillé ces hors-d’œuvre. Un récent repas comportait, pour n’en citer que quelques-uns, une remarquable tomate cerise farcie à l’escargot et au persil, des sardines marinées avec du fromage de chèvre frais et des courgettes, des roulés de saumon fumé au quinoa et un superbe « sandwich » de saucisse de la région, avec beurre et cornichon. Même si ces apprêts varient en fonction de la saison, un élément, qui stupéfie par son génie, est toujours présent : le pop-corn aromatisé à l’escargot.
Une autre tradition se poursuit chez Lameloise avec l’extraordinaire continuité du personnel de service. Lors de mes visites qui se sont déjà étendues sur plus de vingt-cinq ans, les maîtres d’hôtel (ils sont plusieurs en soirée) n’ont connu que de rares changements, le plus souvent dictés par l’arrivée de l’âge de la retraite. Cette particularité est demeurée sous l’ère d’Éric Pras, de sorte que les habitués se sentent rassurés à retrouver les mêmes visages et la chaleur d’un accueil qui transforme en événement tout repas chez Lameloise.
Les amuse-bouche dans le salon ne remplacent aucunement les hors-d’œuvre servis à table. Éric Pras a démontré la maîtrise de son art avec un apprêt estival autour du melon de Cavaillon. Plutôt que de l’associer avec du jambon, il a favorisé les saveurs fraîches en disposant les fines tranches de melon sur une base de fromage de chèvre frais produit dans la région avec des touches presque imperceptibles de vinaigre balsamique et d’herbes aromatiques, accompagnées d’un petit verre de jus de melon infusé à l’estragon.
Les hors-d’œuvre, cependant, ne suffisent pas à démontrer l’évolution de la cuisine de Lameloise sous l’impulsion du nouveau chef. En revanche, son Foie gras en robe de pomme de terre et choux en vapeur illustre la manière dont il respecte l’esprit de Jacques Lameloise dans une création inédite. Si Lameloise offre depuis longtemps des préparations chaudes au foie gras, elles n’étaient pas auparavant cuites à la vapeur. Par cette méthode, Éric Pras obtient une texture tellement éthérée que le foie gras semble léviter sur l’assiette et se vaporiser en bouche. Accompagné de truffes d’été et d’une sauce à la truffe, ce mets sublime renoue avec la tradition de générosité du restaurant, car une coupelle de sauce est disposée sur la table à l’intention des convives.
Le Chaud et froid de langoustines au jus de pommes vertes, crème légère à la moutarde Fallot / caviar d’Aquitaine s’est imposé sur le menu. À côté d’une immense langoustine servie dans un manteau de riz croquant est disposé un délicieux tartare de langoustine dressé sur une gelée de pommes vertes au coloris éclatant, dont la délicate acidité offre un parfait contrepoint au tartare, qui lui-même s’inscrit en contraste avec le caviar et une crème à la moutarde d’une subtilité inégalée.
Éric Pras a emporté avec lui les méthodes de cuisson sous vide, ainsi qu’en témoigne le Turbot sauvage de nos côtes et couteaux, cuits en vapeur douce / rhubarbe, radis et mayonnaise chaude à la moutarde de verveine. La cuisine sous vide offre une précision millimétrique et préserve la texture naturelle du poisson qui n’est pas exposée à une chaleur vive. La saveur terrestre donnée par la rhubarbe et les notes marines des couteaux s’harmonisent dans une douceur encore accentuée par la mayonnaise chaude (plus proche en réalité d’un sabayon) qui les maintient en équilibre en les associant au turbot.
Pour sa part, le Pigeon en vessie est un classique de Lameloise, entièrement revisité. Naguère, le pigeon entier était cuit dans une vessie de porc et servi avec un mélange de crème et de sauce au foie gras. Éric Pras a modernisé le mets en retirant la crème et en ne cuisant que les poitrines avec un fond de pigeon au porto et au foie gras. Comme il se doit, l’ingrédient principal du mets provient de chez Michon, en Bresse. Cuit à la perfection, le suprême s’accompagne de petites tours de pâtes qui recouvrent les épinards et les petits morceaux de cœurs d’artichaut, surmontés de copeaux de truffes. La conception renouvelée d’Éric Pras assure un bonheur intact à chaque bouchée avec un pigeon à la légèreté éthérée, une sauce somptueuse, la saveur de la truffe soulignée par les cœurs d’artichaut. Même les cuisses, servies à part avec des légumes racines, sont délectables.
La carte des desserts se compose pareillement de préparations immuables et de créations inédites. Les habitués sont prêts à descendre dans la rue pour exiger que les Crêpes Suzette flambées devant vous au Grand Marnier, glace vanille et chocolat demeurent au menu, car cet artifice pyrotechnique revêt toujours un caractère divertissant. La Pêche jaune sur l’idée d’une Melba est une nouvelle apparition qui conclut parfaitement un repas gastronomique. Une succulente demi-pêche mûre, recouverte de gelée et remplie de panna cotta, est disposée sur un socle de pain perdu, qui surmonte lui-même une purée d’oranges sanguines et un sorbet à la framboise.
Le chemin qui conduit à reprendre la succession d’un chef tel que Gérard Rabaey n’est jamais bref. Stéphane Décotterd a commencé sa carrière au Lausanne Palace, avant de faire halte une vingtaine de kilomètres plus à l’est et de rejoindre l’équipe de Gérard Rabaey au Pont de Brent. Même s’il a collaboré pendant dix années entières avec le chef renommé, son séjour à Montreux s’est brièvement interrompu à l’occasion d’une grande tournée à travers l’Amérique du Nord. Le cuisinier a remporté le titre de meilleur jeune chef de Suisse en 2008 (le Kadi d’Or) et a terminé cinquième lors du concours du Bocuse d’Or l’année suivante. Pendant la décennie qui précéda sa reprise du restaurant, Stéphane Décotterd n’a pas uniquement glané de l’expérience et des distinctions, il a également rencontré son épouse Stéphanie, qui était alors la sommelière du Pont de Brent.
Comme les deux autres chefs, il sait qu’il doit maintenir la fière tradition de Gérard Rabaey tout en permettant à sa propre créativité de prendre son essor. Il connaît de source sûre les dangers d’un changement abrupt, car Stéphanie a travaillé au Crocodile, un restaurant autrefois renommé de Strasbourg, qui a essuyé un cinglant échec après une révision trop ambitieuse de la carte qui avait fait fuir les fidèles clients. Aussi Stéphane Décotterd a-t-il appliqué une touche habile et mesurée à la tradition du restaurant, sans déroger toutefois à sa philosophie, car il ne doute pas que ses convictions culinaires sont proches de celles de son ancien mentor.
Le rituel du Pont de Brent demeure intact au moment où le convive prend place pour l’apéritif (à cet instant, le champagne à la liqueur de pêche est très recommandable) alors que le choix des mets et des vins est grandement facilité par une escadrille d’irrésistibles amuse-bouche. Une récente sélection proposait un Beignet de fromage (remarquable par son arôme intense), une Tarte aux légumes, un Tourteau en feuilleté, une Gelée de lapin à l’estragon et un Croustillant de ris de veau au poireau.
L’Aile de raie aux légumes grecs illustre les deux impératifs de Stéphane Décotterd, sa créativité et la fidélité à Gérard Rabaey. Ce poisson emblématique du Pont de Brent, d’une fraîcheur irréprochable, était associé à une sauce au cresson, tout à la fois légère et intense.
Un avant-goût des expériences qui attendent le convive s’est présenté avec la Vinaigrette de homard au concombre et raifort. En règle générale, je ne goûte guère les apprêts qui associent le froid et le chaud, mais celui-ci m’a transporté en faisant fide toutes mes résistances. En effet, la moitié chaude de l’assiette offrait un homard cuit à la perfection, à peine translucide, déposé sur un lit de concombres et accompagné d’une délicate vinaigrette dominée par le fond de crustacé. Il était flanqué de deux « cannelloni » de concombres, farcis d’un tartare de homard et nappés d’une élégante sauce au raifort. La fascination exercée par cet apprêt résidait dans la façon dont un ingrédient secondaire, le concombre, reliait les deux préparations de homard.
Le raffinement étudié de Stéphane Décotterd était également illustré par sa Soupe de pétoncles et coquillages au fenouil. Ce plat rappelait les préparations au poisson de Gérard Rabaey et ses sauces articulées autour de minuscules moules d’une délicatesse infinie. Leur présence soulignait la douceur des pétoncles, ponctués par de petits monticules de caviar alors que l’émulsion de fenouil, qui accentuait l’arôme des fruits de mer, incarnait une surprenante touche de déli ca tesse.
Le Filet de rouget barbet au romarin « Arancino de Maria » aux supions est un apprêt inédit. Le rouget est grillé sur le côté pour former une croûte alors que la partie inférieure est à peine cuite pour atteindre la consistance souhaitée. Il s’accompagne d’une symphonie de saveurs méditerranéennes avec les tomates, réduites en un puissant confit parfumé au romarin, et le fond de poisson, enrichi par le foie du rouget.
Depuis des décennies, un mets emblématique du Pont de Brent se composait d’une préparation de cuisses de grenouilles, de ris de veau ou de morilles, associée avec trois autres composants : un intense fond de veau, du persil et une mousse légère. Cette tradition se poursuit avec les Morilles farcies au foie gras et aux asperges vertes. Un autre point fixe est représenté par les Fleurs de courgettes farcies aux cuisses de grenouilles, à la roquette et au parmesan. Les fleurs de courgettes farcies sont connues, mais non sous cette forme. Plutôt que de les farcir avec un arôme puissant – ne sommesnous pas tous las de ces farces au fromage ? – Stéphane Décotterd a renforcé l’intensité avec un petit dé de courgette, quelques herbes et des cuisses de grenouilles désossées. L’effet est saisissant, car la préparation offre des couches de saveurs et de textures : la courgette (la fleur et le légume se complètent), un riche fond de veau, la délicatesse des cuisses de grenouilles, les notes poivrées de la roquette et le parmesan presque transparent qui confère au mets à peine un accent salé.
Stéphane Décotterd n’a pas modifié un autre classique du Pont de Brent, le canard rôti entier, cuit saignant à la perfection et découpé à table. Seuls quelques rares restaurants à travers le monde maîtrisent le canard rôti entier, d’une intensité et d’une tendreté inouïes. Le plaisir commence dès l’arrivée du volatile brillant d’une sombre couleur d’acajou avant le découpage, qui suscite invariablement les commentaires élogieux des dîneurs installés aux tables voisines. À l’évidence, il y a un second service pour l’aile et la cuisse, accompagnées d’une légère salade assaisonnée à l’huile de noix.
Un rituel du Pont de Brent a cependant été soumis à la loi de l’évolution peu de temps après la reprise du flambeau par Stéphane Décotterd : le chariot des fromages. Toujours aussi impressionnant dans son vaste éventail, il propose désormais uniquement des spécialités suisses. Deux de ses piliers sont assurément un Gruyère affiné pendant trois ans et la tomme de Rougemont, produite dans la région.
Même le petit menu propose deux desserts au Pont de Brent, sans compter les petits fours et les chocolats offerts en point d’orgue. De récents exemples étaient un trio à la mangue, composé d’un intense sorbet, d’une meringue aux accents de noix de coco et une tarte façon Tatin en tous points fascinante. Cet assortiment était suivi par une tarte à la rhubarbe, accompagnée de glace à la vanille et de sorbet à la rhubarbe.
Un autre soir, le menu offrait une Pêche jaune au cœur fondant en carpaccio et sorbet. Un rêve pour les amateurs, car ce dessert n’incarnait rien de moins que le fruit dans son essence, associé de manière inventive dans un ensemble intégrant ces trois variantes. En commençant depuis le bas, l’assiette comportait un succulent carpaccio de pêches, un cylindre croquant aux noix avec du sorbet à la pêche, surmonté d’une balle de chocolat blanc remplie de mousse et de morceaux de pêche fraîche – une splendide expression de l’été. L’utilisation de chocolat blanc était une trouvaille, car il apporte un raffinement supplémentaire sans étouffer la saveur du fruit.
Félicitons-nous que les trois nouveaux chefs soient parvenus à relever les défis du changement avec un tel élan et un tel éclat. Le soutien que nous leur accordons demeure intact dans sa ferveur car, incontestablement, l’Hôtel de Ville, Lameloise et Le Pont de Brent font toujours partie du cercle étroit des meilleurs restaurants du monde.