Chapitre 5
L’art extraordinaire des tableaux en soie.
« L’artiste n’est rien sans le don, mais le don n’est rien sans travail. »
Émile Zola
Quelle que soit votre opinion sur l’art moderne et, en particulier, sur la signification respective de l’inspiration et d’un intense labeur, la contemplation des exquis tableaux brodés de Juying Lu et de sa fille Meihong Lu ne soulèvera pas le moindre doute quant au stupéfiant degré de minutieux travail artisanal exigé par chacun d’eux. D’un point de vue technique, leurs œuvres portent le nom de « broderies ». Ce terme peut cependant induire en erreur, car il est souvent associé à des images de serviettes, napperons, chaussons ou autres objets utilitaires alors que la broderie telle qu’elle est pratiquée par Juying Lu et sa fille s’apparente à de la « peinture » exécutée avec de la soie. En recourant à des fils d’une minceur microscopique, elles dessinent portraits, paysages, représentations de fleurs ou d’animaux avec une profondeur et des détails qui demeurent l’apanage des peintres réalistes les plus talentueux. Aussi, bannissez les décorations apportées aux ustensiles d’usage courant et songez à la broderie comme à une noble forme d’expression artistique. La broderie en soie conçue comme un tableau sur lequel les aiguilles remplacent les pinceaux possède une longue tradition en Chine. À Suzhou, ses racines remontent à plus de 2500 ans et des chercheurs en ont trouvé des traces il y a 5000 ou 6000 ans dans d’autres régions. Elle se subdivise en quatre écoles principales : Suzhou, Hunan, Guandong et Sichuan. Une généralisation sommaire, qui comprend naturellement de nombreuses exceptions, nous autorisera à affirmer que les broderies de Suzhou sont les plus raffinées, les plus originales et les plus délicates. Le style Hunan recourt essentiellement à des tons de blanc, de noir et de gris, tandis que la broderie de Guandong fait porter l’accent sur les motifs géométriques et celle de Sichuan, la plus ancienne, est habituellement vouée à l’ornementation des courtepointes, oreillers, vêtements et paravents.
La famille Lu vit à Suzhou, une ville de Chine orientale, située à une heure et demie de route de Shanghai. Même si la cité s’enorgueillit d’une tradition ancestrale de la broderie qui débuta par la confection à l’aiguille de bannières guerrières, cette forme d’art s’est éteinte pendant la Révolution culturelle. Comme Juying en avait appris les rudiments auprès de sa mère dès l’âge
de 7 ans, il lui a toujours semblé légitime de poursuivre une coutume familiale qui remontait à de nombreuses générations. Dans sa jeunesse, les broderies de Suzhou décoraient des costumes destinés à des occasions particulières et des tenues funéraires. À une époque où chacun se battait pour manger et survivre, nul n’avait la possibilité de dépenser de l’argent pour acquérir des œuvres d’art. La broderie demeurait ainsi réservée à des fi ns purement ornementales.
Pendant les années 1980, au moment où Juying s’est sentie suffisamment libre pour pratiquer de nouveau son art, elle a changé d’orientation et s’est tournée vers les tableaux de soie. Il ne lui a pas été aisé de prendre cette décision, car cette activité lui assurait des revenus qui n’étaient guère plus élevés que ceux qu’elle percevait auparavant. Néanmoins, elle a décidé non seulement de se consacrer à des travaux purement artistiques, mais également à leur variante la plus raffinée qui requiert d’innombrables heures d’un patient labeur : les tableaux de soie à double face. Pour les personnes familiarisées avec la broderie conventionnelle, la première rencontre avec un tableau à double face reste gravée dans la mémoire. Quel est l’envers et quel est l’endroit ? Où sont donc les nœuds qui achèvent chaque point ? Il n’y a ni revers, ni nœuds visibles. À la place, deux images différentes, disposées de part et d’autre du canevas. Un extraordinaire tour de force. Si deux tableaux partagent le même cadre, il recèle sans doute une dimension invisible qui dissimule le revers et les nœuds. Tel n’est pourtant pas le cas. Il n’y a ni astuce, ni double cadre, ni séparation secrète. Comme nous le verrons plus loin, les fils de soie microscopiques – un pour chaque côté – sont réunis deux par deux dans un même point alors que les nœuds cachés sont piqués à un angle de 90 degrés pour demeurer invisibles de part et d’autre. L’unique tour de magie est représenté par une extraordinaire dextérité.
Les travaux à l’aiguille de Suzhou se distinguent par leur exquis raffinement. En comparaison avec les autres écoles chinoises de broderie, le fil de Suzhou est le plus fin. Chaque fil de soie est divisé à la main – jusqu’à une dimension de 48 fois inférieure à son diamètre original. C’est uniquement avec cette finesse invraisemblable que l’artiste peut rendre les moindres détails de ces tableaux qui rivalisent avec les minuscules coups de pinceau des grands maîtres hollandais.
Juying s’est engagée sur un long chemin au moment où elle a ressuscité cet art délicat. Après huit années d’interruption pendant la Révolution culturelle, son premier travail a consisté à broder un kimono. Une plaisanterie de son fi ls, qui a retourné le vêtement pour exposer l’intérieur à l’extérieur, lui a donné un premier élan. Ses voisins comme les autorités locales étaient éblouis par la beauté du revers de la broderie.
Encouragée à créer des œuvres qui puissent se vendre, Juying a accompli un pas de plus en décidant de broder le portrait d’un chat des deux côtés. Une aventure unique sous deux aspects : il s’agissait à la fois de la première broderie à double face confectionnée à Suzhou et de sa première œuvre d’art réalisée avec l’intention de la commercialiser. Elle a travaillé de nombreux mois pour atteindre son objectif. Les circonstances étaient telles qu’elle n’a pas été autorisée immédiatement à acheter un cadre pour tendre le canevas. Cette œuvre impressionnante, même dépourvue de cadre, ne s’est cependant pas vendue d’un jour à l’autre. Ses tentatives pour la proposer à des restaurants locaux sont demeurées infructueuses. Elle a néanmoins persévéré et a été fi nalement récompensée de ses efforts : elle a trouvé un acquéreur et, presque simultanément, reçu des autorités locales l’assurance de lui fournir un cadre. Le montant de la transaction ? 700 yuans (moins de 100 CHF). Un prix exorbitant à ses yeux, qui représentait plus de trois fois ses revenus annuels. Ce succès initial a été le point de départ pour le développement de sa carrière et de l’art de la broderie à Suzhou. Ses œuvres ont fait le bonheur des connaisseurs à Shanghai dès 1982 et à Beijing deux ans plus tard. À cette époque, sa charge de travail était inimaginable, car elle avait également un emploi pendant la journée et ne brodait que la nuit. Pour vendre ses travaux, elle voyageait en bus. La première reconnaissance formelle de son talent est survenue en 1985 avec la remise d’une distinction offi cielle. Sa renommée s’est rapidement étendue. Le président Nixon et la reine Elisabeth ont tous deux acquis l’une de ses œuvres ; dans les deux cas, un tableau à double face représentant un chat. Sa technique a mûri au cours des années. Elle a inventé un système consistant à disposer les points en diverses épaisseurs afi n de conférer plus de vie et de profondeur à son travail, car le fil devient plus fin à chaque couche. Cette technique était entièrement inédite dans les tableaux de soie et elle l’a appelée « le fil divisé ».
En 1990, les autorités locales lui ont confié la tâche de développer et d’étendre l’art traditionnel de la cité. En d’autres termes, sa mission était de transformer Suzhou en un centre de la broderie et une partie des fonds alloués au programme était affectée à la construction de bâtiments pour les ateliers et les salons de présentation. Juying a enseigné son art à non moins de 8000 femmes à Suzhou. Naturellement, sa fille est comprise dans ce nombre. Elle expliquait à ses disciples comment voir avec les yeux le haut du tableau tout en « regardant » avec les doigts le côté inférieur. Quelques hommes pratiquent également la broderie, mais ils demeurent rares et Juying déclare n’en connaître que trois ou quatre. L’un des districts de Suzhou compte désormais d’innombrables boutiques qui se suivent sur la rue Xiupin. Il suffit à Juying de contempler cette artère pour mesurer les fruits de son travail de pionnière.
Aujourd’hui, elle ne travaille plus que deux heures par jour et a transmis la responsabilité de l’atelier à sa fille. La vie de Meihong est aussi consacrée à l’art exercé par sa mère. En suivant son exemple, elle a commencé à broder à l’âge de 6 ou 7 ans. Juying s’est toutefois opposée au début à la volonté de Meihong d’embrasser une carrière artistique. Finalement, elle a accepté que sa fille entre à l’université pour étudier le dessin et la peinture. À l’évidence, ses études lui sont utiles dans son activité quotidienne et elle recourt à ses talents pour enrichir les motifs de broderie. Hormis les chats et autres animaux qui sont les sujets favoris de sa mère, les thèmes de prédilection de Meihong sont les fleurs et les portraits. Cette dernière spécialité est la plus difficile de toutes, notamment la réalisation des yeux. Afin de donner vie à ces fenêtres de l’âme, Meihong utilise le plus fin des fils de soie qui en restitue les plus infimes détails.
Si sa mère a introduit la broderie à double face à Suzhou, Meihong est la première artiste à avoir réalisé des tableaux de soie à un seul côté. Elle s’est en effet rendu compte que les tableaux à double face exigent un espace considérable pour leur présentation, car il serait absurde de ne présenter qu’un côté. Une œuvre à double face doit être fi xée en saillie sur un mur afin d’être entièrement visible. Les travaux à
une seule face possèdent l’avantage de s’accrocher sur une paroi de la même manière qu’un tableau habituel. Même si la broderie à une seule face était autrefois utilisée pour décorer des objets usuels, lorsque Juying a commencé à réaliser des tableaux à double face, tous les artisans de Suzhou ont suivi son exemple. Un phénomène semblable s’est produit au moment où Meihong a présenté ses premières œuvres à un seul côté et de nombreux artistes lui ont emboîté le pas. Aujourd’hui, les deux variantes fleurissent dans la ville.
Alors que sa carrière progressait, Meihong a pris la mesure des défis que devait affronter la broderie de Suzhou. Le principal d’entre eux consistait à renouveler et à faire évoluer cet art dans un monde en rapide transformation. Assurément, elle continue à se tourner vers sa mère pour lui demander conseil, mais elle a aussi procédé à des changements afin de conjuguer modernité et tradition. Elle a déployé de nombreux efforts pour créer des modèles inédits. Comme Meihong éprouve une tendresse particulière pour les fleurs, elle a développé des techniques et des méthodes de broderie utilisées afi n de représenter les motifs floraux. Les tableaux en soie de Suzhou sont désormais connus bien au-delà des frontières de la Chine. Les amateurs peuvent les acquérir auprès de galeries en Europe et aux États-Unis, qui se chargent de leur importation, ou directement sur Internet.